Paul Jorion

Le secret de la chambre chinoise

 

Résumé

À partir d'une observation de Jean Pouillon, il est montré, à la fois de manière déductive et en se fondant sur des données expérimentales, que la conscience ne dispose pas d'un pouvoir décisionnel. Son rôle se cantonne à transmettre des instructions au corps en fonction de l'affect qu'engendre et qu'évoque la perception. L'existence du langage permet aux sujets humains de générer un discours d'auto-justification de leurs faits et gestes. Celui-ci ne reflète cependant en aucune manière les mécanismes psychiques effectivement à l'oeuvre, son seul impact consiste à influencer l'affect de celui qui le tient (en tant que parole ou que « parole intérieure »), comme celui de ceux qui l'écoutent. Le couple « corps » et « âme » se trouve ainsi validé, mais les responsabilités qui leur sont traditionnellement reconnues doivent être réattribuées entre un corps qui décide et agit et une âme qui rétro-agit sur le mode de l'affect simplement.

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Le premier jet de Jean Pouillon et le mystère de la chambre chinoise était fort différent de l'article qui fut publié dans L'Homme en juillet 1997 (Jorion 1997b). Dans le texte initial, je m'acquittais de manière bien plus fidèle de la tâche que j'avais acceptée : rendre compte de l'apport de Pouillon à la théorie anthropologique.

Développant un argument présenté pour la première fois dans mon compte rendu de Le cru et le su (Jorion 1994b), je qualifiais le point de vue de Pouillon de « sociologie du modus vivendi », fondée sur l'idée que la vie des hommes est ardue et les conduit à se satisfaire du minimum tolérable : dans le meilleur des cas le politique en vient ainsi petit à petit à acquérir la transparence du cristal souhaitée par Rousseau, le plus souvent, malheureusement, l'effort de rationalisation s'interrompt très tôt et le foisonnement des stratégies individuelles engendre un politique opaque, semblable à celui dont Hobbes a établi le sombre constat.

Le seul lien entre cette version initiale de mon texte et ce qui devint ensuite Jean Pouillon et le mystère de la chambre chinoise réside dans cette phrase : « La prise de conscience n'intervient qu'occasionellement dans la vie des individus, comme la nécessité d'une invention culturelle ou un progrès dans l'explication, dans celle des sociétés ».

De réécriture en réécriture, le texte se métamorphosa en discussion d'un article de Pouillon publié originellement en 1987, « Le plaisir de ne pas comprendre ». Voici pour rappel, le passage auquel je consacrai mon commentaire : « Depuis plus de trente ans, je fais le compte rendu analytique des séances du comité consultatif de la CECA, où se déroulent entre producteurs, utilisateurs et travailleurs du charbon et de l'acier des discussions hautement techniques auxquelles je ne comprends rien et auxquelles je n'ai jamais cherché à comprendre quelque chose. (...) Je ne connais pas le sens des mots qu'ils emploient - que sont, par exemple, des coils, des profilés longs, des tôles quarto ? -, et leurs allusions aux procédés de fabrication ou aux problèmes économiques me restent aussi mystérieuses, mais moins passionnantes, que les histoires déclamées jadis par ma grand-mère. Cette ignorance n'est nullement un handicap : il est exceptionnel que le compte rendu d'un débat ait été ensuite contesté par ceux qui y avaient participé. Ils comprennent ce que j'ai rédigé sans comprendre. Bien sûr, je pourrais me renseigner, apprendre le sens des termes : le plaisir (relatif) que je prends à cette tâche disparaîtrait alors. Celle-ci consiste à forger des phrases, souvent plus "correctes" que celles dont ont usé les orateurs et dont la structure grammaticale me garantit qu'elles peuvent avoir une signification. Laquelle ? Je ne sais pas, mais elle y est puisque d'autres que moi l'y trouvent. (...) Ainsi la forme emporte-t-elle le fond, et l'on peut se consacrer maniaquement à celle-là, sans dommage pour celui-ci ; si le langage est un moyen de communiquer, on peut l'entendre fonctionner en restant à l'extérieur de la communication, dans cette marge où se tient l'entendeur-voyeur, sur le seuil qu'il ne veut pas franchir » (Pouillon 1993 : 155-157).

La question était ainsi admirablement posée par Pouillon du rapport entre la signification individuelle des mots et le sens global de la phrase, question que les Scolastiques avaient débattue - sans la résoudre - sous le nom du complexe significabile. Des considérations émises par Pouillon antérieurement dans Temps et roman (1946) me permettaient de compléter l'examen de la question, et progressant de manière déductive, j'aboutissais en conclusion à l'énoncé de trois thèses, conséquences logiques du texte cité, mais dont je me voyais obligé de relever aussitôt l'absurdité flagrante des deux dernières :

« 1° la connaissance des règles syntaxiques est essentielle à l'usage correct d'une langue,

2 º la connaissance des règles sémantiques est elle indifférente à l'usage correct de cette langue,

3 º le sentiment intuitif de compréhension est lui aussi indifférent à l'usage correct d'une langue » (Jorion 1997b : 96).

L'article s'achevait sur un aveu d'échec. Situant le coeur du débat dans la question posée par le Scolastique Jean Buridan quant à la signification des syncatégorèmes - les mots qui fournissent l'armature syntaxique de la phrase - j'écrivais : « Je n'ai pas résolu ici la question de la signification des syncatégorèmes que Jean Buridan qualifiait de "fléau de la logique", non pas "par manque de place" selon l'expression consacrée, mais plus simplement parce que j'en ignore la réponse » (ibid. 97).

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La parabole de la chambre chinoise fut conçue à l'origine par le philosophe John Searle : « Imaginez que vous êtes enfermé dans une pièce, et que dans cette pièce se trouvent diverses corbeilles remplies de symboles chinois... » (Searle 1984 : 32). Le mystère de la chambre chinoise est celui-ci : ayant séjourné un certain nombre de jours ou d'années dans la pièce, vous finissez par vous comporter « exactement comme si vous compreniez le chinois, mais quoi qu'il en soit, vous ne comprenez pas un mot de chinois » (ibid. 33).

Une double expérience récente a reconduit mes pas dans l'enceinte troublante de la chambre, et le réexamen de son mystère m'a permis - me semble-t-il - de l'éclaircir. Tout d'abord, j'ai relu mon propre texte un an après sa rédaction, cette fois paru dans le volume de L'Homme en hommage à Pouillon. D'autre part, et à la même époque, j'ai rédigé - encore une fois à l'invitation de L'Homme - un compte rendu du Dictionnaire de la psychanalyse d'Élisabeth Roudinesco et Michel Plon (Jorion 1998). C'est cette conjonction de réflexions relatives, d'une part au sens de la phrase, d'autre part à l'anamnèse, c'est-à-dire au processus de remémoration dans la cure psychanalytique, qui m'a permis - je le crois - de percer le secret de la chambre chinoise .

Dans La lettre volée, le stratagème du Ministre consiste à ne pas cacher la missive dérobée mais à la mettre au contraire bien en évidence sur le manteau de sa cheminée après ne lui avoir fait subir qu'une transformation minime : inverser ses plis. Le Ministre compte bien sûr sans la perspicacité de Dupin. Dans le cas de la chambre chinoise, la solution du mystère est également à portée de la main, l'astuce - comme on le verra - a consisté ici pour le maître du jeu à placer entre la réponse et nous, l'obstacle le plus insurmontable qui soit : la vanité des hommes.

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A partir des années 1960, Benjamin Libet, un neurophysiologue de l'Université de Californie à San Francisco entreprit une série d'expériences sur la conscience dont l'une des conclusions possibles - et certainement la plus plausible - est qu'elle ne dispose pas d'un pouvoir causal. La conscience est une fenêtre ouverte sur le monde, un « regard », mais tout pouvoir que l'on serait tenter de lui attribuer comme étant le lieu à partir duquel des décisions sont effectivement prises, est semble-t-il illusoire. En d'autres termes, sur ce qu'on appellerait le plan « rationnel », où trouverait à s'exercer une faculté comme la « volonté », la conscience est un cul-de-sac auquel des informations parviennent sans doute, mais sans qu'il existe un effet en retour de type décisionnel. C'est au niveau de l'affect, et de lui seul, que l'information affichée dans le regard de la conscience produit une rétroaction mais de nature « involontaire », automatique.

D'autres interprétations du résultat des expériences de Libet sont sans doute possibles, dont certaines qu'il a énoncées lui-même au fil des années, essentiellement d'ailleurs sous la pression des critiques dont il a été l'objet et qui visaient toutes un seul et même but : offrir une alternative à la conclusion que j'ai évoquée et qui paraît universellement irrecevable dans le monde de ce qu'on appelle aujourd'hui « les sciences cognitives » et qui se nommait autrefois psychologie. Ainsi, dans son ouvrage intitulé Consciousness Explained, Dennett qualifie la thèse de l'absence de pouvoir causal de la conscience d'« incohérente » (Dennet 1991 : 164), sans apporter cependant le moindre élément de justification au fait qu'il la qualifie de cette manière.

Libet a proposé comme autres hypothèses compatibles avec les résultats auxquels il aboutit, que la conscience exerce son influence en remontant dans le temps, ou bien qu'il s'agit d'un effet de champ, mais sans que ce champ soit détectable « par un quelconque instrument de mesure objectif, physique » (1997 : 137), sans quoi elle aurait déjà été enregistrée par l'un des très nombreux dispositifs inventés à cet effet.

D'autres chercheurs, tel récemment le philosophe David Chalmers (1996), ont suggéré que la conscience est un phénomène dont la nature est peut-être radicalement différente de celle des autres manifestations du monde physique : à savoir, immatérielle, et à proprement parler méta-physique.

On aura noté cependant qu'aucune de ces trois alternatives à la thèse de l'impuissance causale de la conscience ne relève d'un type d'explication classique en science : pour celle-ci, comme l'on sait, les effets physiques sont toujours décelables. Quant aux forces méta-physiques, elles s'excluent par définition du domaine de la physique et, ne pouvant appartenir à aucun autre domaine de la science que celui-ci, s'excluent par le fait même de son champ d'application. Seule des trois, l'hypothèse du temps parcouru à reculons, connaît un semblant de légitimité, ayant été mentionnée en physique nucléaire - en particulier par Richard Feynman - à propos du comportement de certaines anti-particules.

Des quatre hypothèses concurrentes, seule celle proposée par Libet d'une impuissance causale de la conscience, présente donc les traits habituels de l'explication scientifique. Son rejet unanime par les psychologues au nom de son « absurdité » évidente est en réalité une simple conséquence du fait que cette thèse vient s'inscrire en faux contre le credo épistémologique des « sciences cognitives », à savoir le schème « fonctionnaliste » emprunté à Brentano. Ce schème peut être caractérisé brièvement de la manière suivante : la conscience est la faculté qui concrétise une intention en l'acte visé par cette intention ; une intention est déterminée par un désir fondé lui-même sur une croyance justifiée, désirs et croyances sont des états mentaux correspondant à des configurations matérielles spécifiques des cellules du cerveau (Searle 1997 : 44).

On observera au passage qu'à l'exception de la mention des neurones, de découverte relativement récente, ce schème fonctionnaliste est identique à la « psychologie populaire » telle qu'elle est inscrite dans la langue courante depuis en tout cas la Grèce antique. Les théories relatives au fonctionnement de l'esprit humain - à commencer par celles de Platon et d'Aristote - se sont, elles, toujours défiées de l'évidence inscrite dans la manière dont la langue nous prédispose à parler des choses. Le système de Brentano constitue donc un retour à l'appréhension spontanée des fonctions mentales telles que la langue les suggère et vient donc naviguer d'intention délibérée dans les eaux tourmentées de la « naïveté épistémologique ».

Le rôle causal attribué par le fonctionnalisme à la conscience est crucial, puisque c'est elle, et elle seule, qui dispose du pouvoir de transformer une intention en un acte : lui dénier cette fonction équivaut à priver les actes « volontaires » d'une origine, et revient donc à abattre l'édifice conceptuel tout entier. D'où la prétendue « absurdité évidente » de l'hypothèse de la conscience impuissante, au sein du moins du paradigme dominant des dites « sciences cognitives » : si la conscience est impuissante, le schème fonctionnaliste s'évanouit.

Il est une autre discipline cependant pour laquelle, sans appartenir à sa forme classique ou orthodoxe, la thèse de l'impuissance causale de la conscience apparaît a priori recevable. Cette autre discipline, c'est la psychanalyse.

Il s'agit d'un thème fondamental de la métapsychologie freudienne que la conscience se leurre quand elle suppose qu'elle se détermine pleinement et entièrement par elle-même : les actes posés par la conscience sont définis au moins partiellement par une influence externe, celle-ci d'origine inconsciente. L'instance du Moi, initialement posée par Freud comme quasi-identique à la conscience, se voit glisser au fil des années du côté de l'inconscient, jusqu'à se retrouver à cheval de part et d'autre de la division conscient / inconscient, du fait de ce qui apparaît alors comme un « clivage ».

Dénier tout pouvoir causal à la conscience revient automatiquement à attribuer la totalité de la détermination du comportement humain à l'inconscient. Ou, en reformulant la même proposition de manière à éviter toute substantiation d'instances tel l'inconscient : tout processus décisionnel est d'origine inconsciente. Cette nouvelle thèse, si elle est plus facilement assimilable au corpus théorique de la psychanalyse qu'à celui de la psychologie, lui est pourtant à l'heure qu'il est étrangère. Pour Freud en effet, la conscience dispose d'un rôle décisionnel évident : celui d'être le lieu du premier constat des données de la perception, données transmises ensuite à des dispositifs proprement cognitifs qui en assureront le traitement.

Or, les observations de Libet sont formelles à ce sujet : les données de la perception ne parviennent à la conscience qu'environ une demi-seconde après que l'événement a été perçu, laps de temps au cours duquel des actes moteurs dits « volontaires » en réponse à ces percepts peuvent avoir eu lieu avec, eux, des temps de réponse bien plus courts, de l'ordre du dizième de seconde. Ce qui revient à dire que le retard avec lequel la conscience est informée d'une réaction éventuelle du corps à des percepts - en cas de danger immédiat par exemple - est d'environ quatre dizièmes de seconde. La direction supposée par Freud dans la transmission de l'information procurée par la perception : du conscient - en prise directe sur la perception - vers l'inconscient est donc invalidée par l'expérience, et les résultats obtenus par Libet forcent à une revision d'un schème central à la métapsychologie freudienne.

En conséquence, la conclusion la plus plausible que l'on puisse dégager des travaux du neurophysiologue américain, si elle n'apparaît pas a priori comme hérétique par rapport à la psychanalyse, oblige toutefois à un remaniement de la théorie telle que Sigmund Freud la formula. La métapsychologie lacanienne, bâtie comme le revendique son auteur sur les fondations de l'édifice freudien, est plus à même d'assimiler sans modification majeure, la thèse de la conscience comme cul-de-sac décisionnel ; dans la mesure où chez Lacan, le sujet de l'Inconcient est un effet de la chaîne signifiante, toute instance décisionnelle chez des sujets individuels se retrouve automatiquement en bout de ligne de commandement .

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Quel que soit le crédit que l'on puisse accorder aux travaux de Libet, il convient d'apporter une réponse aux questions de sens commun que ses découvertes soulèvent nécessairement, et en particulier, s'il est vrai qu'elle en est privée, pourquoi la conscience semble-t-elle disposer d'un pouvoir causal ? si sa fonction n'est pas d'ordre décisionnel, quelle fut son étiologie ? enfin, si sa fonction apparente est illusoire, quelle est la fonction réelle de la conscience ?

Pourquoi la conscience semble-t-elle disposer d'un pouvoir causal ?

La conscience semble disposer d'un pouvoir causal ou décisionnel en raison d'un effet que Libet nomme « backward referral », terme que je traduirai, en respectant l'esprit davantage que la lettre, par assignation rétrospective. Cet effet, vérifié expérimentalement par lui, assure que tout percept - quel que soit le temps nécessaire à son interprétation par le système nerveux - est resitué dans la chronologie propre à la conscience au moment exact où le phénomène perçu fut effectivement enregistré : « Une telle réassignation subjective sert à "corriger" la distorsion temporelle de l'événement sensoriel réel, distorsion imposée par la contrainte cérébrale d'un retard dans le traitement de l'expérience par le système nerveux » (Libet 1992 : 267).

S'il est effectivement prouvé que 500 millisecondes s'écoulent avant que ne s'affiche dans la conscience une information obtenue par les sens, il s'ensuit nécesairement que cette faculté est impuissante à exercer la fonction décisionnelle impliquée dans les actes « volontaires » qui constituent une réponse immédiate à cette information. En effet, le déclenchement des actes dits « volontaires » ne nécessite qu'un temps de réponse beaucoup plus court par rapport aux percepts : Libet observe que « les réactions comportementales à des signaux sensoriels ou à des images peuvent avoir des temps de réponse de l'ordre de 100 millisecondes » (Libet 1992 : 267).

Les premiers travaux du neurophysiologue à assurer son renom, furent ceux où il mit en évidence - à mon sens sans aucune contestation possible - un retard de l'expérience subjective de formulation d'une intention par rapport à la réalisation effective de l'acte que cette intention vise, autrement dit, et pour éviter toute ambiguïté, Libet mit en évidence que le sentiment d'initier un acte succède en réalité à cet acte lui-même et ceci avec un retard de l'ordre de la demi-seconde. Dans les termes de l'auteur : « ... le cerveau fait débuter les processus préparatoires spécifiques de l'acte volontaire bien avant que le sujet ait conscience d'un désir ou d'une intention d'agir » (ibid. 263) .

Qu'est-ce qui conduit alors un sujet à supposer - à tort - que l'intention précède l'acte « volontaire » - ou lui est tout au moins simultanée ? le même mécanisme d'assignation rétrospective. Celle-ci assure que la prise de conscience d'un acte posé par un sujet lui semble coïncider avec sa réalisation, et peut - du coup - être conceptualisée ou « rationalisée » comme ayant été, non pas une prise de conscience passive, mais en fait l'intention active qui s'est réalisée dans cet acte.

Le terme « volontaire » reflète bien entendu le fait que ces actes sont traditionnellement attribués à l'exercice de la volonté, dénomination classique du pouvoir décisionnel de la conscience. La mise en évidence de l'assignation rétrospective et du retard de la formulation de l'intention par rapport à l'acte posé interdit désormais de postuler l'existence d'une instance telle la volonté, laquelle s'avérerait avoir été historiquement un autre « phlogiston ». J'exclus à titre méthodologique la suggestion qu'une fonction décisionnelle puisse s'exercer en remontant dans le temps

La conséquence logique de ce qui précède est que toute prise de décision de poser un acte - que celui-ci soit traditionnellement qualifié de volontaire ou d'involontaire - est en réalité inconsciente, et que toute représentation de l'acte achevé en termes d'une intention qui fut réalisée, est nécessairement une interprétation a posteriori et de l'ordre de la rationalisation.

Si la fonction de la conscience n'est pas d'ordre décisionnel, quelle fut son étiologie ?

L'effet d'assignation rétrospective n'a été corroboré expérimentalement par Libet que pour le sens du toucher. Il considère toutefois comme hautement probable qu'un phénomène du même ordre se vérifie pour chacun des sens et donc pour chaque type de percept. Un tel mécanisme, qui tiendrait compte des différents temps de traitement des données captées par les cinq sens, permettrait qu'un sujet voit s'afficher simultanément dans la conscience les percepts qui furent effectivement enregistrés simultanément par chacun des sens, une demi-seconde environ auparavant.

Les cinq sens spécialisés des mammifères leur permettent d'éprouver simultanément des sensations d'ordres distincts : lumineuses (électro-magnétiques), chimiques, mécaniques et acoustiques. Associées à une donnée d'origine interne : l'affect, ces configurations de sensations perçues simultanément constituent, selon l'expression introduite par Jung et Riklin (Jung [1906] 1973), des « complexes ». Le rôle qui échoit alors à l'assignation rétrospective est d'assurer que ces sensations sont authentiquement présentes simultanément en mémoire active. Ces complexes s'inscrivent dans la mémoire à long terme comme souvenirs, et constituent ensemble ce qu'on appelle la « mémoire » d'un sujet. D'où l'importance de la découverte de Libet : l'assignation rétrospective permet l'enregistrement sous forme d'un souvenir unique des stimulus d'origines perceptuelles diverses qui furent authentiquement synchrones du point de vue du sujet ainsi qu'une valeur d'affect constituant en tant que telle un signal à l'intention du corps.

L'affect est la réponse émotionnelle qui correspond à chacun de ces complexes. Il s'agit de ce que la conscience perçoit des instructions hormonales à l'origine des actes moteurs, qu'il s'agisse de leur stade préparatoire, de leur en-cours ou encore des résidus de ces signaux. Gazzaniga et LeDoux ont ressuscité récemment une conception très proche, héritée de William James qui considérait les émotions comme les interprétations par la conscience des manifestations hormonales du corps (LeDoux 1996 : 43-45).

Le sens du « moment présent » correspondrait dans cette optique à l'épaisseur chronologique du « regard » à quoi s'identifie la conscience, à savoir le laps de temps dans les bornes duquel des percepts seront considérés - aux fins d'enregistrement en mémoire à long terme - comme ayant été synchrones ; soit encore, la durée de vie « instantanée » de la mémoire active,

Si sa fonction apparente est illusoire, quelle est la fonction réelle de la conscience ?

En mémoire, les souvenirs sont reliés entre eux par l'entremise des sensations qui leur sont communes. C'est l'existence de ce réseau de connexions qui rend possible la remémoration : l'évocation d'un souvenir à partir de l'une des sensations qui le composent . Un souvenir peut donc se représenter (au double sens de « se présenter à nouveau » et d'« être l'objet d'une représentation ») dans sa totalité, c'est-à-dire en tant que configuration de sensations ayant été perçues simultanément.

Du coup toute sensation dispose d'une double capacité : celle de s'inscrire dans la mémoire en tant que composante d'un souvenir - lequel n'est autre qu'un « complexe » de sensations qui furent simultanées -, et celle d'évoquer sur une scène virtuelle que j'appellerai selon l'usage, l'imagination, des souvenirs anciens dont elle est une des composantes . Le stockage de souvenirs en mémoire permet donc à une sensation éprouvée à un moment donné, de générer ultérieurement dans l'imagination d'un sujet une représentation différée de l'ensemble de ses avatars antérieurs.

La fonction réelle de la conscience se situe alors à ce seul niveau, de l'enregistrement de percepts simultanés sous forme de souvenirs et de leur évocation ultérieure - associés à une valeur d'affect - lorsque des sensations similaires se représentent à la perception. Paradoxalement, les processus qui trouvent au niveau de la conscience leur point d'origine sont donc affectifs et non rationnels. On verra que le décalage d'une demi-seconde entre la perception et la prise de conscience joue un rôle capital dans l'efficacité du mécanisme : c'est lui qui permet une auto-correction fluide des comportements, et qui est à l'origine du sentiment illusoire d'une fonction décisionnelle confiée à la conscience.

La capacité - à l'intérieur du regard de la conscience - d'enregistrer des souvenirs constitués de percepts synchrones, possède une fonction manifestement adaptative : une telle reconstitution de la simultanéité au sein du souvenir est la condition cruciale d'un authentique apprentissage, c'est-à-dire l'assurance qu'à l'avenir des signaux du même type en provenance du monde extérieur déclencheront une réaction intégrant l'ensemble des informations accumulées par un sujet au cours de son histoire. Lors de la ré-évocation d'une sensation dans la réminiscence, les souvenirs dont cette sensation est l'une des composantes se représenteront dans leur combinaison unique de sensations et de valeurs d'affect, constituant par leur combinaison ce qu'on pourrait appeler une humeur affective. Le caractère éminemment pavlovien de ce mécanisme n'aura pas échappé au lecteur .

Libet, quant à lui, souligne le rôle adaptatif du fait que le pouvoir décisionnel du sujet soit dans sa totalité d'origine inconsciente plutôt que consciente : « Etant donné l'existence dans le système nerveux d'un retard de plusieurs centaines de millisecondes avant qu'il puisse y avoir prise de conscience d'un événement mental », écrit-il, « il est manifestement hautement adaptatif que la plus grande partie ou la plupart de nos processus mentaux se déroulent de manière inconsciente, sans que doivent intervenir les processus neurologiques plus lents impliqués dans la prise de conscience » (Libet 1992 : 268). On aura relevé que le neurophysiologue écrit « la plus grande partie ou la plupart de nos processus mentaux se déroulent de manière inconsciente », alors que les conclusions de son expérimentation couvrent à première vue tous les cas envisageables. On verra plus loin que le problème se pose exactement dans les mêmes termes lorsqu'il s'agit de stimulations internes, comme il en va pour la parole et pour la pensée envisagée en tant que « parole intérieure ».

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Ce renversement de perspective quant au rôle joué par la conscience est bien entendu radical. Le remaniement nécessaire dans les représentations est du même ordre que celui qui saisit le dernier survivant de l'équipage dans le film 2001: Une odyssée de l'espace, lorsqu'il comprend soudain que la mission a été confiée en réalité au vaisseau spatial et à son ordinateur obséquieux, et non à l'équipage humain - probablement jugé moins fiable par les concepteurs de la mission. En conséquence, de nombreux phénomènes courants, dont les mots de la langue nous offrent une interprétation psychologique spontanée, doivent être réinterprétés dans l'optique de leur fonctionnement réel : il faut réattribuer aux instances mentales leurs responsabilités effectives, et déterminer en particulier quelles sont les causes et quels sont les effets. Tout ne se révèle pas illusion pour autant : la conscience comme telle n'est pas une illusion, ... mais son pouvoir décisionnel en est une ; mon intention de prononcer une phrase au moment où je la dis est illusoire, ... mais mon intention d'aller à Santa Monica, le mardi 4, est bien réelle. Et ainsi de suite.

Pour faciliter cette retraduction, je vais - à l'instar de Confucius - proposer une « rectification des noms ». J'ai utilisé il y a quelques paragraphes, le mot imagination pour désigner la « scène virtuelle » sur laquelle se déroule la réminiscence. Puisque c'est sur cette même scène que viennent s'afficher - avec le retard mentionné d'une demi-seconde - les percepts, il n'y aurait pas grand dommage à écrire désormais « imagination » là où j'écrivais jusqu'ici conscience, et c'est ce que je ferai du coup la plupart du temps. De même, j'écrirai - sans m'en justifier davantage - « corps », là où j'écrivais jusqu'ici inconscient. On dira désormais, après rectification des noms : « En réalité, la prise de décision, la volonté, a été confiée au corps et non à l'imagination ».

L'avantage majeur que je vois dans ce changement de vocabulaire, c'est qu'il permet d'échapper plus aisément à certaines habitudes acquises avec la psychanalyse : celles, par exemple, d'un inconscient dont le rôle se cantonne à introduire des distorsions dans le champ de la conscience, semblable à l'effet qu'avait à l'école sur la limaille de fer l'aimant déplacé sous la feuille de papier. La conscience doit se concevoir désormais comme un cul-de-sac, le mot imagination, avec la connotation qui est la sienne d'évoquer un monde de fantaisie, rend la chose plus aisée.

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Il faut apprendre à réécrire autrement l'ensemble des scénarios où apparaissait la conscience dans son rôle traditionnel de chef d'orchestre. Il y a quelques années, dans Principes des systèmes intelligents (1990), j'avais introduit déjà pour la pensée un modèle de gradient qui évite les difficultés qu'entraînent avec elles les explications invoquant des causes finales, des finalités.

Une goutte de pluie tombe au sommet d'une montagne. Petit à petit, jour après jour, elle se fraie un chemin vers la mer. Au début elle parcourt en une heure plusieurs kilomètres - se jouant de tous les obstacles - ensuite sa vitesse se ralentit jusqu'à friser parfois l'immobilité. Il lui arrivera de demeurer de nombreux mois au sein de la même surface d'eau, un lac par exemple. Pourtant - à moins qu'elle ne s'évapore en route - inéluctablement, un jour, elle atteindra l'océan. Toutes les gouttes de pluie et de temps immémoriaux, sont animées du même instinct infaillible qui leur permet en dépit de toutes les difficultés de rejoindre la mer.

Une telle manière de présenter les choses est bien entendu ridicule : les gouttes de pluie ne sont nullement possédées par un instinct ; aucune délibération non plus ne préside à leur itinéraire : quelle que soit la complexité apparente de celui-ci, il est déterminé par un principe physique unique, celui de la gravitation qui fait qu'en chaque point et à chaque instant, la goutte adopte la direction qu'indique la pente la plus raide. « Vue d'avion », elle semblera peut-être habilement sauter des obstacles, hésiter quant à la direction à prendre, paraîtra se reposer, et que sais-je encore, mais ces apparences, nous le savons, sont trompeuses : la goutte suit le gradient de la plus grande pente, un point c'est tout. Le petit ru fera la grande rivière et au moment où la petite goutte de pluie qui d'abord ruissela sur le sol rejoint la mer, tout se sera passé comme si cette dernière l'avait appelée, depuis ce moment situé dans l'avenir où la jonction a enfin lieu. Or l'océan s'est contenté d'être là : il se fait simplement qu'il constitue ce que l'on trouve au point d'aboutissement d'un gradient, ce que l'on appelle en physique, un puits de potentiel.

Ce modèle en gradient permet-il de remplacer le modèle classique du comportement humain en terme d'intentionnalité ? Certainement : il permet de se dispenser de toute notion de projection en avant, d'une quelconque tension qui nous guiderait vers un but (Jorion 1990 : 91-96 ; 1994a : 94-98 ; 1997a : 3-4). S'il s'agit d'un simple déplacement selon la plus grande pente débouchant sur la relaxation qui s'opère lorsqu'est atteint un puits de potentiel, ceci suffit à priver la conscience de la fonction la plus ambitieuse que nous lui attribuons ordinairement : de se diriger de manière délibérée vers des buts qu'elle s'est préalablement assignés, et ceci - notons-le - indépendemment de toutes preuves expérimentales telles celles apportées par Libet.

Lorsque le chaland dit qu'il a « le regard attiré » par telle ou telle vitrine de la rue marchande, sa manière de s'exprimer reflète de manière très juste le mécanisme à l'oeuvre . Le sujet, sa mémoire, ainsi que son environnement physique constituent conjointement un univers de possibilités, à l'intérieur duquel son comportement dessine un trajet vers le point le plus bas, celui qui correspond à sa satisfaction, à l'annulation provisoire d'un manque ressenti. L'expression « le regard attiré » établit le constat de l'existence de cette logique de gradient où nous, sujets humains, nous laissons capturer - comme le badaud est capturé machinalement par les vitrines de la rue où il déambule - par la pente la plus raide de l'espace de configuration que constitue le double système complémentaire de nous-mêmes et du monde qui nous entoure.

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L'originalité de l'homme par rapport aux autres animaux réside dans l'usage qu'il fait des mots dans la parole et dans la pensée. Le mot prononcé dans la parole est une sensation perçue par l'oreille, le mot écrit est une sensation perçue par l'oeil . Comme toute sensation, le mot est susceptible d'être éprouvé simultanément avec d'autres et d'être à ce titre enregistré dans la mémoire comme souvenir. De même, comme toute sensation, le mot peut évoquer de manière différée dans l'imagination les autres sensations auxquelles il est associé au sein de souvenirs particuliers. L'enchaînement des mots et des sensations d'origine perceptuelle qui leur sont associés par la remémoration dans l'imagination, est l'un des éléments constitutifs de ce que nous appelons la pensée.

Les mots sont échangés par les hommes entre eux. La parole de l'un engendre la réminiscence de l'autre. En prononçant un mot, ou en l'écrivant, un sujet impose automatiquement à un autre sujet à qui il parle, ou à qui il écrit, d'enchaîner dans sa propre imagination les souvenirs auxquels ces mots sont associés pour lui (Ockham et Guillaume de Saxe tiennent qu'« un signe est tout ce qui peut rappeler à une personne quelque chose qu'il sait déjà » - Moody 1953 : 18). Ainsi en dialoguant, en échangeant des mots, les hommes sont capables d'évoquer mutuellement leurs souvenirs respectifs. Mieux, comme leurs conversations sont en soi matière à souvenirs, ils s'en constituent par le dialogue de nouveaux qui leur seront communs : autrement dit, par le dialogue ils se construisent une partie commune à leur mémoire.

Le dialogue est donc un processus automatique : l'évocation du souvenir par l'un des interlocuteurs engendre la réminiscence de l'autre. La conversation s'épuise puis s'éteint quand le souvenir de l'un n'appelle plus la réminiscence de l'autre. S'ils en ont la liberté alors ils se quittent. Mais si le temps de l'un appartient à l'autre en raison d'un rapport de force existant entre eux, alors le premier est obligé de rester et sa présence prolongée le condamne à stocker dans sa propre mémoire ce qui n'était jusque-là que les souvenirs du second. Sa mémoire a été annexée par celle d'un autre et en est désormais le prolongement : il lui est, selon l'expression consacrée par la philosophie, « aliéné ».

Les Grecs les premiers se sont rendus compte que l'on pouvait imposer sa mémoire à autrui donc l'aliéner, sans recourir à la force, sans même tirer parti d'un rapport de force pré-existant. La manière dont les souvenirs sont connectés permet à la remémoration de les parcourir selon de multiples trajets, mais si celui qui parle évoque ses souvenirs dans un ordre spécial, alors ces choses qu'il sait deviendront automatiquement le savoir de celui qui l'écoute. Cette magie qui permet à quelqu'un d'imposer sa mémoire à un autre sans que celui-ci se sente violenté, c'est la conviction ; les Grecs ont comparé ce pouvoir à celui d'une drogue qui altère l'état de conscience, et l'ont appelée pharmakon . Aristote fut le premier à codifier l'ordre dans lequel il convient d'évoquer ses souvenirs pour les imposer à la mémoire d'autrui, pour « gagner son coeur », pour emporter sa conviction. La manière de procéder si l'on part de principes certains, il l'appela analytique ; si l'on part de principes simplement plausibles, il l'appela dialectique.

La méthode selon laquelle des mots sont prononcés d'une manière qui ne soit pas une pure et simple remémoration « en vrac »  : ce que je viens d'appeler « évoquer ses souvenirs dans un ordre spécial », c'est ce qu'on nomme habituellement la « raison », et c'est avec la simple réminiscence, le deuxième mode de la pensée. Evoquer sa pensée dans un ordre précis, c'est raisonner, et le souvenir qui en lie deux autres, c'est la raison qui lie le dernier au premier (classiquement, chez Aristote, la raison c'est le terme moyen du syllogisme, celui qui s'élimine dans la conclusion pour laisser seuls en présence les deux extrêmes, entre lesquels se trouve du coup établie, une relation qui ne préexistait pas au syllogisme ; en mathématiques anciennes, la raison, c'est bien entendu la moyenne arithmétique ou géométrique - entre deux termes ; voir Jorion 1996 : 281).

Dans la nouvelle perspective ouverte ici, cette évocation dans un ordre précis n'est pas pour autant délibérée, elle suit elle aussi un gradient qui se trouve dans ce cas-ci contraint selon l'ordonnancement qu'Aristote codifia sous le nom de syllogisme. C'est selon que la pensée aboutit à tel endroit ou à tel autre au sein des mémoires que la pente génère du syllogisme ou de la connexion simple - apparentée à l'association libre (Jorion 1990a : 52-54). C'est la culture au sein de laquelle on se trouve qui propose ici des plages où les notions sont emboîtées par une relation d'inclusion des unes dans les autres et là des plages où elles ne sont connectées que par des identités de nature, des ressemblances ou des proximités dans le temps et dans l'espace (Jorion 1989).

Le noyau absolu de chaque sujet humain c'est ce que la métapsychologie lacanienne définit comme son fantasme : le « filtre » constitué par l'ensemble de ce que j'ai appelé dans Principes des systèmes intelligents, les « noyaux de croyance » (Jorion 1990a : 64, 66, 138), les inscriptions premières acompagnées des valeurs d'affect initiales, celles qui furent contemporaines de cette inscription. Quand le métabolisme se dégrade comme dans l'agonie, le dernier signifiant accessible est logiquement celui de la première inscription : « Maman ». Il n'est pas étonnant non plus qu'apparaisse visuellement au moment de la mort l'image d'un tunnel au bout duquel se trouve une lumière, image qui n'est autre que la réminiscence du souvenir visuel « primal » : une lumière - la première vécue - au bout d'un tunnel.

La vérité d'une conversation se développe comme la frontière complexe (fractale) des deux bassins attracteurs que constituent les fantasmes des interlocuteurs. Dans un ouvrage à paraître intitulé Le prix, j'explique comment celui-ci se constitue d'une manière identique à celle qui préside à la formation de la vérité : les deux phénomènes relèvent de la même interprétation parce que leur structure est isomorphe ; la seule différence entre eux, c'est que la vérité s'exprime sur le mode du mot et le prix sur le mode du nombre. Si l'on parle de la vérité on évoque du fait même quelque chose qui fonctionne comme le prix des échanges entre deux interlocuteurs et si l'on parle du prix on évoque quelque chose qui fonctionne comme la vérité des relations humaines. On pourrait dire de manière lapidaire que le prix est la vérité des choses humaines exprimée en nombres et la vérité, le prix des choses humaines exprimé en mots.

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C'est Freud qui le premier observa que sans une dynamique d'affect pour provoquer la remémoration, la mémoire ne serait qu'un réseau statique qui demeurerait sans expression extérieure. Aux mots sont attachés une valeur d'affect qui rayonne sur ceux qui leur sont directement connectés. Ces valeurs sont en perpétuelle variation : il faut imaginer le tissu de la mémoire associé à des valeurs d'affect comme la surface de l'océan par grand vent.

Quand nous sommes éveillés, la pensée parcourt le réseau des traces mnésiques selon une dynamique déterminée par l'affect : c'est lui qui canalise, qui décide à certaines bifurcations que la pensée prendra tel branchement plutôt que tel autre. En fait, les valeurs d'affect déterminent le gradient : ce sont elles qui définissent ce qui est localement « la pente la plus raide ».

J'ai donné des exemples dans Principes des systèmes intelligents de soucis qui encouragent, qui guident l'association libre des mots vers eux de manière insistante, toujours renouvelée, à tout moment de la journée : « se souvenir d'acheter du beurre », « le rappel d'impôt aussitôt démenti », etc. (1990a : 75-76) Le souci est un puits de potentiel auquel nous ne pouvons rien faire, il appelle l'association libre vers lui.

L'intention peut être envisagée comme un « souci » d'un type particulier. Aussitôt que l'intention est présente, dès que le projet existe, par exemple la création d'un objet - et quelque soit la manière dont ce souci s'est imposé - le but à atteindre agit de fait comme un puits de potentiel, encore qu'il n'ait comme réalité que celle, virtuelle, d'un aboutissement : le chemin vers lui est encore à construire, et au « coup par coup », avec la succession de choix que détermine le relief du paysage mnésique, et non d'un seul tenant.

Wittgenstein s'est souvent interrogé quant à la nature de l'intention. Il se demande par exemple, « "J'ai l'intention de partir demain" - Quand as-tu cette intention ? Tout le temps : ou de manière intermittente ? » (Wittgenstein 1967 : 10). La réponse à sa question est en réalité « tout le temps dans le corps et de manière intermittente dans l'imagination ».

Au moment où est fixé le rendez-vous de Santa Monica pour le 4, une anxiété est attachée à l'intention d'y être et d'y être ponctuellement. Tous les mots, toutes les expressions liées à cet événement sont désormais affectés de cette anxiété : le nom du lieu, « Santa Monica », le nom de la personne, « Debbie » ou « Deborah », la date, « le 4 novembre », le jour de la semaine, « mardi », etc. Chaque fois que reviendra sur la scène de l'imagination quoi que ce soit qui, par association, rappelle l'une de ces étiquettes, l'« intention » de me rendre à ce rendez-vous sera réactivée.

À moins que n'existent des buts intermédiaires, des tâches intermédiaires à accomplir, jusqu'au jour dit, l'anxiété ressentie à chaque évocation du but à atteindre sera minime : il ne s'agira de rien de plus que de simples rappels du rendez-vous à venir. « Ah oui, j'ai rendez-vous à Santa Monica, avec Debbie, le mardi 4 novembre ». Le jour venu, interviendra une nouvelle association « 4 novembre » / « aujourd'hui », le niveau d'anxiété sera alors beaucoup plus élevé et - pareil à la petite goutte de pluie qui en chaque point choisit la pente la plus raide -, moi aussi à chaque point du temps et de l'espace je choisirai la direction la plus susceptible de faire baisser mon souci et de la quantité la plus grande possible.

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Mais tout ceci, ce ne sont que des constatations de bon sens. Où vient se situer alors dans la parole le mécanisme de « backward referral », d'assignation rétrospective, mis en évidence par Benjamin Libet ? Il faut supposer que dans ce cas-ci aussi, le sentiment d'une intention qui se réalise, découle de cette réassignation. Mesurée en temps réel, ma prise de conscience de ce que je viens de dire, doit suivre avec la demi-seconde de retard constatée dans tous les autres cas. L'on n'a donc pas matériellement le temps d'« avoir l'intention de dire » tout ce que l'on dit effectivement dans le feu de l'action d'une conversation ou d'un discours quelconque, c'est-à-dire qu'une fois lancée sur sa pente, la parole se poursuit jusqu'à extinction, relaxation, à savoir jusqu'à ce que le gradient d'affect vienne mourir dans un puits de potentiel. Dans la conversation, c'est le discours de l'autre qui, mettant mon affect en émoi, relance le processus, à savoir crée un nouveau gradient.

Or, et la chose va de soi, on ne s'arrête pas de penser quand on s'arrête de parler.

« Socrate : Appelles-tu penser ce que j'appelle penser ?

Thééthète : Dis moi ce que c'est.

Socrate : Le discours (logos) que l'âme se tient à elle-même sur ce qu'elle voit. Il me semble que, lorsqu'elle pense, elle ne fait rien d'autre que converser, poser des questions et proposer des réponses, affirmant et niant. Lorsqu'elle se fixe et ne met plus en doute, nous appelons cela "opinion" (doxa). Donc ce que j'appelle se former une opinion c'est discourir (légein) et l'opinion, c'est la parole que l'on énonce non pour quelqu'un d'autre ou tout haut (phonè) mais en silence pour soi-même. »

(Platon, Thééthète, 189E - 190A, d'après la traduction de J. Burnet, in Kneale & Kneale [1962] 1986 : 17-18).

On s'entend parler quand on parle, mais on s'entend parler tout aussi bien quand on se contente de penser. Allons plus loin : si ce que l'on dit, on n'a jamais eu « l'intention de le dire », alors ce que l'on dit, on l'apprend seulement - comme quiconque - au moment où on se l'entend dire. Merleau-Ponty écrivait, « ... mes paroles me surprennent moi-même et m'enseignent ma pensée (...) Exprimer, pour le sujet parlant, c'est prendre conscience ; il n'exprime pas seulement pour les autres, il exprime pour savoir lui-même ce qu'il vise (...) Nous-mêmes qui parlons ne savons pas nécessairement ce que nous exprimons mieux que ceux qui nous écoutent  » (Merleau-Ponty [1951] 1960 : 111, 113, 114). Et si l'on s'entend dire ce que l'on dit soi-même, alors ce qui est entendu nous met en émoi au même titre que ce que l'on entend dire par autrui.

Qu'est-ce que ceci implique ? Ceci implique la chose suivante : notre discours (aussi bien intérieur qu'extérieur) au moment où il est entendu, modifie notre affect, c'est-à-dire modifie le profil du gradient d'affect qui sous-tend notre discours alors même que celui-ci est en train de se dérouler. Il y a rétroaction (feedback), effet en boucle, et comme pour tout effet en boucle - effet cybernétique - la dynamique se nourrit du léger retard qui existe entre le « me l'entendre dire » et « me mettre en émoi ».

Le « backward referral », l'assignation rétrospective, intervient là, de la même manière que dans toute autre type de perception, dans la parole et dans le dialogue intérieur propre à certains processus de pensée, générant une boucle de rétroaction permettant à la dynamique d'affect sous-tendant un univers de signifiants stockés comme traces mnésiques de s'auto-entretenir jusqu'à ce qu'une relaxation intervienne du fait même que des phrases sont produites, qu'un discours est généré, jusqu'au moment où il s'interrompt parce qu'il n'y a « plus rien à dire ».

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Parce que le mécanisme de la parole est en réalité bien plus proche de nos conceptualisations que celui des actes moteurs, c'est d'avoir analysé la manière dont se déroule la rétroaction pour la parole qui va nous permettre dans un deuxième temps de comprendre la manière dont l'affect opère le contrôle du comportement.

L'affect stocké en mémoire, associé à un souvenir, est un paquet de signaux hormonaux, c'est-à-dire, un ensemble d'instructions adressées au corps en vue d'un passage à l'acte. Les percepts actuels déclenchent la remémoration de souvenirs auxquels ces percepts sont déjà associés. Toute l'information pertinente dont dispose le sujet quant à la situation existante est ainsi réactivée et en particulier l'affect lié. Le premier souvenir évoqué peut en appeler d'autres à sa suite, selon la ligne de pertinence décroissante qui s'observe aussi dans l'association libre .

L'humeur éprouvée est la résultante de l'affichage dans la conscience de résidus hormonaux et de signaux générés en réponse, soit à des percepts actuels, soit à des souvenirs remémorés induits par ceux-ci. Les pôles émotionnels de la peur et de la colère correspondent respectivement aux dispositions à l'action polaires que sont la soumission et l'agression. Ces émotions génèrent par rétroaction (feedback), et avec la demi-seconde de retard observée empiriquement par rapport à l'enregistrement des percepts, une réaction hormonale qui constitue le contexte au sein duquel le bilan soumission / aggression s'évalue, et se concrétise en actes concordants. La perception est bien entendu continue, tout comme d'ailleurs, l'évaluation décalée d'une demi-seconde et l'input que celle-ci génère à son tour.

La combinaison des valeurs d'affect constitue une humeur affective, le bilan de celle-ci déclenche un comportement se situant sur le continuum entre d'une part l'aggression et la fuite, et d'autre part la soumission. Avec le décalage constaté expérimentalement d'une demi-seconde, le résultat de ce comportement vient s'afficher dans le « regard » de la conscience : ces nouveaux percepts déclenchent de nouvelles réminiscences, qui produisent à leur tour une nouvelle combinaison de valeurs d'affect, débouchant sur un nouveau bilan ouvert sur l'action, et ainsi de suite.

Le corps mesure le rapport de force existant entre lui et les conditions prédominantes de l'univers qui l'entoure. La peur correspond à une évaluation dont le bilan est négatif ; la colère, à une évaluation au résultat positif. L'émotion ressentie reflète l'écart entre l'humeur hormonale qui correspond à la réponse jugée appropriée par le corps et sa capacité effective de réponse à l'instant présent.

La peur ne constitue donc pas, comme le veut une conception traditionnelle, une interférence de l'émotion avec le comportement moteur, elle est au contraire la mesure adéquate de l'effort qui devra être déployé dans la fuite. Quand la peur a disparu, c'est que je suis prêt. De même, la colère est la mesure de l'avantage immédiat que le corps peut tirer d'un rapport de force qui lui est, dans ce cas-ci, favorable.

La clef du rôle joué par l'affect dans le comportement moteur est donc celle-ci : le comportement actuel du corps est communiqué à la conscience avec un léger retard ; cet affichage-même - dont la simultanéité des percepts est garantie par le mécanisme de l'assignation rétrospective - déclenche une évaluation du rapport de force corps / monde, débouchant sur des corrections de type « fuite en avant » ou « fuite en arrière » (le sens de ces corrections est vécu comme émotion, sur un continuum qui s'étend de la peur à la colère) : comme dans la parole, le paysage de l'espace de configuration du double système complémentaire que nous constituons avec le monde qui nous entoure, se modifie alors même que le processus est en train de se dérouler. Les actes posés conduisent donc à redéfinir à partir d'eux ce qui se passera ensuite, assurant de cette manière un contrôle effectif.

C'est cette observation banale qu'un contrôle effectif a lieu qui nous renforce dans la croyance spontanée (et endossée par la culture) que la conscience joue un rôle décisionnel à partir des buts qu'elle s'assigne. La conscience joue bien un rôle dans le processus de prise de décision, mais en tant que simple rouage dans l'affichage réglant la dynamique d'affect. C'est cette dernière qui assure en réalité l'entièreté de la prise de décision, faisant de celle-ci un processus exclusivement inconscient.

Le discours que la conscience se tient à elle-même, la parole intérieure, est sans impact direct sur notre comportement : elle n'est porteuse d'aucune intentionnalité réelle qui se conscrétiserait dans nos actes. L'intentionnalité est un artefact généré par une rationalisation a posteriori, qu'on pourrait appeller au « premier degré » : seuls existent des soucis. L'impact indirect de notre parole intérieure n'est toutefois pas négligeable puisqu'elle agit sur notre propre dynamique d'affect . Quant à notre parole « extérieure », elle influence la dynamique d'affect de nos interlocuteurs - quel que soit le degré de méprise quant à nos propres motifs que nous entretenions et que notre discours véhicule automatiquement : nos interlocuteurs eux y trouveront en effet toujours matière à jauger le rapport de force existant entre nous - non pas au niveau de l'interprétation consciente, mais à celui où nos dynamiques d'affect respectives dialoguent entre elles « de gré à gré » et à l'insu de notre conscience.

En conséquence, ce n'est que rétrospectivement que nous découvrons dans notre propre comportement passé, et par une rationalisation au « second degré » cette fois, des buts intermédiaires que nous aurions visés. En réalité il n'a jamais existé que du coup par coup : une progression qui suit un gradient de descente dans un paysage de potentialités et qui vient combler un souci plutôt que réaliser un but.

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Prenons l'exemple de ce que l'on appelle l'éduction. L'éduction est censée être une sorte de « répétition générale » que peut opérer le corps avant que n'ait lieu un acte physique « volontaire ». Supposons que je doive franchir un fossé. Deux cas sont possibles : je saute « sans devoir me concentrer », je saute « en devant me concentrer ».

Si je saute sans devoir me concentrer, mon corps saute et informe mon imagination du saut qui vient d'avoir lieu. Par assignation rétrospective le saut et la prise de conscience que j'en ai apparaissent simultanés à mon imagination et je n'ai aucun mal à reconstruire ce qui s'est passé comme une « décision de sauter » suivie d'un « saut ».

Si au contraire je saute en devant me concentrer, il y a éduction. L'éduction est vécue par la conscience comme une sorte de « répétition » mentale : je me concentre, et mon corps « répète » « mentalement » l'acte à accomplir jusqu'à ce qu'il soit « prêt ». Une fois prêt, je saute.

Qu'est-ce que ceci peut bien vouloir dire dans la nouvelle perspective ouverte par les expériences de Libet et complétée par notre réflexion théorique ? Il faut une fois encore, dans ce second cas comme dans le cas précédent, qu'en fin de compte l'explication fasse intervenir dans un premier temps mon corps qui saute, et dans un second temps, mon imagination qui en est informée.

Je suis au bord du fossé, « sur le point de sauter », mais je ne saute pas encore. Mon corps est « sur le point de sauter », les signaux annonciateurs du saut parviennent à mon imagination comme « répétition mentale ». Laquelle se remémore d'un bloc un paquet de souvenirs associés au fait de sauter dans des situations similaires. Par exemple que je rate son coup et me casse la figure au fond du fossé, et ces évocations suffisent à paralyser mon corps provisoirement. Le niveau d'adrénaline augmente dans mon sang et modifie mon humeur affective, ma « confiance en moi », jusqu'à ce que les souvenirs évoqués sur le théâtre de l'imagination soient désormais ceux du saut réussi, et du triomphe qui l'accompagne comme sa récompense.

La paralysie du corps par la réminiscence s'interrompt et le corps saute. L'imagination est informée de l'acte posé par le corps : par assignation rétrospective le déroulement des faits est reconstruit comme « je me suis concentré, et lorsque j'ai été prêt, j'ai sauté ».

Si l'acte à accomplir est difficile, il est possible que l'imagination constitue en soi un obstacle en continuant d'associer les signaux en provenance du corps avec une représentation de l'échec . Ce qu'il faut obtenir dans ce cas-là, c'est, comme tout athlète le sait, de « faire le vide dans sa tête » ; autrement dit, qu'il ne se passe rien sur la scène virtuelle de l'imagination.

- Comment fait-on pratiquement pour « faire le vide dans sa tête » ?

- On se concentre... on cesse de réfléchir et on ... fait le vide dans sa tête...

Bien entendu non, l'explication est incohérente : les vieilles manières de s'exprimer sont difficiles à perdre car la langue tout entière participe de cette représentation spontanée qui fait de la conscience un organe décisionnel. Tout comme on le verra pour l'attention, « se concentrer » désigne probablement une qualité accidentelle plutôt qu'un processus. Tout simplement, que la scène de l'imagination où viennent se représenter les réminiscences, soit déserte.

L'expérience courante nous le rappelle : si je « réfléchis » soudain au fait que je suis en train de dévaler l'escalier à vive allure - c'est-à-dire, si je m'en fais une représentation dans l'imagination - je suis presque certain de me casser le cou, l'émotion associée à la représentation interférant avec l'acte en cours.

Autrement dit, l'éduction, ce n'est nullement une « répétition mentale » opérée par la conscience, c'est plus simplement la conscience informée des hésitations du corps. La peur peut provoquer la paralysie : si la tendance à la fuite contrebalance exactement la tendance à affronter le danger, un équilibre provisoire s'installe dans l'inaction. L'affect accompagne la réminiscence, laquelle est convoquée dans l'imagination par la perception de la situation périlleuse. Le vertige, entend-on dire parfois, « c'est la tentation de sauter dans le vide ». C'est plus probablement la paralysie qui saisit le corps quand l'affect, engendré par la représentation imaginaire de la chute, vient inhiber la réaction plus saine du corps de presser le pas pour se mettre à l'abri du danger. Le fait que l'on se représente la chute a pu faire penser à tort que l'on est tenté par elle. La sueur qui perle alors dans la paume des mains constitue la préparation salutaire du corps à l'éventualité de devoir s'agripper à un objet quelconque qui permettra de prévenir, ou du moins d'interrompre la chute.

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Les processus décisionnels portant sur des actes moteurs sont donc de deux types : ceux que l'on appelle traditionnellement « volontaires » et ceux que l'on appelle « involontaires ». Ces derniers ne donnent pas lieu à « prise de conscience », la conscience n'en est pas informée : les battements de mon coeur me passent en général inaperçus, ce n'est que quand le coeur bat la chamade, induisant des vibrations que d'autres récepteurs enregistrent, que je prends conscience de ces battements. Il en va à l'inverse pour les actes « volontaires », la conscience en est informée a posteriori, mais avec une assignation rétrospective qui leurre la conscience et la conduit à concevoir le déclenchement de l'acte et sa prise de conscience comme synchrones et à s'imaginer du coup comme étant la source de l'intention qui s'est réalisée dans l'acte.

Dans l'acte réflexe, la main a, par exemple, été retirée précipitamment après contact avec l'objet brûlant - la conscience enregistre ici le mouvement du corps comme ayant eu lieu, mais sans entretenir l'illusion d'une intention qui aurait présidé au passage à l'acte. L'acte réflexe ne vient s'inscrire dans le regard du moment présent, subjectivement vécu, qu'en extériorité ; la conscience en est informée a posteriori mais de manière purement passive, sans qu'elle se suppose une responsabilité dans sa réalisation. Et ceci, parce que la prise de décision a eu lieu ici très en amont, prévenant une coïncidence dans le temps - « reconstruite » par l'assignation rétrospective - de l'acte et de sa prise de conscience, et privant ainsi la conscience de l'illusion d'une intentionnalité. Dans un cas comme celui-ci, de la main qui se brûle, il n'existe pour le corps aucun bénéfice à mobiliser l'expérience enregistrée dans le souvenir et accessible par la remémoration : se brûler lui est néfaste, cela, il le sait, et sans apprentissage.

Comme je le signalais déjà au passage plus haut, le titre d'actes « volontaires » se révèle du coup usurpé : si le mot « volonté » désigne le pouvoir dont dispose la conscience d'être à l'origine d'actes moteurs, alors les travaux de Libet établissent désormais que la volonté est illusoire, la conscience étant privée d'un tel pouvoir. Aucun acte ne devrait dorénavant être caractérisé ni comme « volontaire », ni comme « involontaire », puisqu'il s'avère qu'aucun acte quel qu'il soit ne résulte de l'exercice de la volonté. Seule demeure pertinente la distinction entre les deux types d'actes, ci-devant « volontaires » et ci-devant « involontaires », mais la différence entre eux se réduit à ceci : que les premiers entretiennent chez un sujet l'illusion d'une instance telle que la volonté, c'est-à-dire encouragent la conscience à se supposer un pouvoir décisionnel, tandis que les derniers, passant inaperçus de la conscience, sont considérés a priori comme en dehors de sa juridiction .

Notons aussi que lorsque l'acte moteur « volontaire » est devenu un automatisme, la conscience cesse d'être toujours informée de son accomplissement. « Où ai-je mis mes clefs ? », « Ai-je bien éteint la lumière avant de sortir ? », je n'en sais fichtre rien : mettre mes clefs dans ma poche ou éteindre la lumière sont des automatismes, c'est-à-dire des actes « volontaires » qui ne s'affichent plus que rarement dans le regard de la conscience. L'attention est alors le nom d'une qualité supposée au sujet lorsqu'il pose un acte « volontaire » qui s'affiche à la conscience : on dit, « J'ai changé la roue, puis j'ai roulé en faisant très attention » ; lorsque cet acte « volontaire » est un automatisme et que sa réalisation ne s'affiche pas dans la conscience, l'attention est inversement censée faire défaut : on dit, « Quand le pneu a éclaté, on bavardait, je ne faisais pas attention à la route ».

Comme dans le cas de l'acte réflexe mentionné plus haut, l'acte moteur « volontaire » devenu un automatisme, n'a plus besoin d'une évaluation de la réponse hormonale adéquate : le corps sait ce qu'il a à faire. Du coup, le comportement a lieu dans de meilleures conditions si l'imagination fait défaut : l'acte « volontaire » devenu automatisme ne bénéficie plus de la réminiscence. Toute modification de l'équilibre hormonal comme effet en retour de l'imagination est ici parasite : la représentation imaginaire interférerait tout bonnement avec l'acte en train de se dérouler, comme dans le cas mentionné plus haut de la volée d'escalier qu'on déboule.

Pas plus que la volonté donc, l'attention n'est une faculté, sa présence ou son absence sont purement phénoménologiques : signalant simplement l'affichage dans la conscience du type d'acte susceptible - dans certaines circonstances - d'un tel affichage. Ce qui manque en particulier quand « l'attention est absente », c'est la capacité à rationaliser, à se tenir un discours de type parole intérieure comme commentaire sur les événements en cours ; en général, l'inconscient, le corps, demeure parfaitement au courant de la localisation des clefs « perdues » pour la conscience et les retrouve sans difficulté dès que l'« on cesse d'y penser », aussitôt en fait que les automatismes recouvrent leur empire.

Ces remarques n'interdisent pas bien entendu de continuer d'utiliser des mots tels intention, attention, concentration ou volonté dans leur usage phénoménologique. Il y aura toujours des personnes « capables d'attention » et d'autres faisant « preuve de volonté », il y aura toujours des actes « posés d'intention délibérée » même si l'attention, la volonté, la concentration, ou l'intention en tant que facultés ou dispositions mentales n'existent pas. Ce à quoi il est fait référence par ces expressions, c'est à la qualité d'un comportement, quant à sa continuité, sa cohérence, l'absence d'auto-contradiction, etc. Il faut se départir cependant du réflexe de lire dans ces qualités l'aboutissement de l'exercice d'une faculté.

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Le langage propre aux êtres humains leur permet d'assurer la satisfaction de leurs besoins et pulsions par le truchement de la parole seule : en demandant à quelqu'un. Avant que le langage n'existe, l'animal doit s'y prendre de manière directe : par le truchement de scénarios fondés probablement entièrement sur des associations de percepts et d'affects, et ancrés avant tout apprentissage possible dans ces quelques « scripts » de base qu'on a coutume d'appeler instincts. Quant à nous, êtres humains, nous ne savons plus ce que c'était que ressentir un besoin à l'époque où n'existait pas encore la parole intérieure qui dit « Tiens j'ai faim ! ».

La prévalence des concepts dans la langue, ainsi que l'absence pour la plupart d'un significat ayant une existence dans le monde sensible , implique que le signifié d'un signifiant est généralement un autre signifiant plutôt qu'un significat. Ceci veut-il dire que l'avènement du langage chez l'homme a réduit la portée de la perception par les organes des sens pour la survie ? Le fait que le concept peut s'enchaîner au concept restreint-il le rôle des percepts d'origine externe à être uniquement - selon l'heureuse expression de Lacan - des « points de capiton » ? Oui, dans une certaine mesure, ne serait-ce que parce que certains besoins et pulsions sont satisfaits précisément par des phrases prononcées (« Je t'aime », par exemple). Pour le reste, il semble bien que le corps peut se passer de mots mais l'imagination non, et qu'ils vivent dès lors des vies partiellement disjointes.

Ce que la conscience perçoit du monde, le monde extérieur à la peau du sujet parlant, c'est avant tout « ce que les mots en disent », le reste étant à la charge du corps, qui lui ne nous informe de ce qu'il fait qu'à l'occasion. L'imagination se nourrit désormais d'un matériau avant tout lié au stockage des mots dans la mémoire : du coup, la conscience « voit » à travers la grille du concept ; le corps, pendant ce temps là, tout occupé à une autre affaire - le mammifère que nous sommes - , nous maintient en vie. C'est lui, par exemple, qui donne un grand coup de volant pour éviter le coyote qui traverse la route, pendant que moi je bavarde, ou plutôt - car c'est bien de cela qu'il s'agit, et dans tous les cas - pendant que « je m'écoute parler ».

Ce que la parole autorise, c'est la mise en scène dans l'imagination d'un univers absolument coupé de toute résonance physique immédiate : la possibilité pour tout locuteur et à tout moment de produire par des mots la représentation d'un univers fictif. Si j'invente de toutes pièces un conte de fées pour un enfant sur le point de s'endormir, il s'agit bien d'une réaction à un environnement physique : il existe effectivement un rapport causal entre l'enfant et la production de mon récit. Mais cette relation physique se cantonne au rapport contextuel entre le genre narratif mobilisé et la situation culturelle de l'enfant à l'heure du coucher. Il n'y a en aucune manière de correspondance entre cette situation et le contenu narratif lui-même : entre moi assis sur le bord du petit lit et les dragons et enchanteurs qui peuplent mon histoire. En conséquence, le contenu du récit est privé de toute déixis, de toute « monstration », il est imaginaire au sens où il se déroule entièrement dans l'imagination, et ne reflète en rien les circonstances physiques du narrateur.

Autrement dit, le langage permet à l'imagination de jouer entièrement sur le mode fictif, déconnectée de l'univers physique immédiat - alors que le corps, pendant ce temps là, comme l'on dit, « assure ». Dans un autre registre, le fait qu'une machine, en l'occurrence un ordinateur, puisse se passer complètement d'être en prise avec le monde physique qui l'entoure, et produise néanmoins par l'intermédiaire d'un logiciel une manipulation adéquate de suites de mots - suffisante en tout cas pour réaliser les fonctionnalités qui sont les siennes - vient conforter l'hypothèse qu'il pourrait en être de même pour les êtres humains : à savoir que le langage permet que le comportement du corps et le comportement verbal se développent en parallèle, et soient à la limite parfaitement orthogonaux : entièrement dissociés l'un de l'autre.

L'intellectuel incarne souvent une telle déconnection sous une forme au moins partielle. L'image du « professeur distrait » en offre la caricature dans la représentation populaire : son corps fait une chose, sa parole intérieure en évoque une tout autre ; les interférences provoquées dans sa démarche par l'imagination et ses associations propres le conduisent parfois à se cogner à un réverbère (les érudits ajouteront, « en disant : "Pardon, Madame" »).

Le même clivage entre le comportement spatio-temporel et le comportement de type linguistique existe de fait à l'heure actuelle entre les domaines distincts de la robotique et de l'intelligence artificielle. Un pont entre les deux, qui autoriserait une authentique simulation du comportement humain dans sa totalité, exigerait que l'on mette en place un double système opérant selon le mécanisme mis à jour ici. A savoir : 1º l'équivalent d'une conscience identifiée à un regard où des percepts viennent s'afficher en temps réel, 2º l'équivalent d'une conscience qui génère un discours sur ce qu'elle perçoit du monde et du comportement du corps auquel elle est attachée [ce discours étant une rationalisation, c'est-à-dire un commentaire a posteriori et privé de tout accès aux motivations réelles de ce comportement], 3º l'équivalent d'une conscience qui génère des instructions constituant une disposition à l'action à partir de l'affect associé aux mots composant le discours qu'elle produit [la signification de ce dernier, et en particulier tout ce qu'il suppose quant à un pouvoir décisionnel de la conscience, étant elle sans conséquence, la conscience constituant à ce point de vue un cul-de-sac]. Autrement dit - en termes plus techniques - il faudrait que les actions du robot s'affichent dans un regard, qu'elles génèrent à partir de cet endroit des associations de type linguistique, et que celles-ci produisent une combinaison de signaux qui, lorsqu'est atteint un seuil, déclenche une action, conduisant à la relaxation provisoire du système.

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J'écrivais dans Jean Pouillon et le mystère de la chambre chinoise, que « La parabole de la "chambre chinoise" vient conforter le projet d'une intelligence artificielle en mettant en scène quelqu'un - homme ou machine - qui bien que ne comprenant pas le chinois le parlerait aussi bien - sinon "plus correctement", ajouterait Pouillon - que quelqu'un d'autre qui en maîtriserait à la perfection la signification » (Jorion 1997b : 95). Pouillon affirmait, dans le passage auquel je consacrais mon commentaire, « Je ne connais pas le sens des mots qu'ils emploient... Cette ignorance n'est nullement un handicap... [elle me permet de] forger des phrases, souvent plus "correctes" que celles dont ont usé les orateurs et dont la structure grammaticale me garantit qu'elles peuvent avoir une signification. Laquelle ? Je ne sais pas... » (Pouillon 1993 : 155-157).

Ce qui fait défaut, dans l'exemple présenté par Pouillon, d'un sens qui s'est maintenu en dépit d'une signification des mots invoqués, vide à ses yeux, c'est l'imagination, laquelle est indispensable - comme nous l'avons vu - pour constituer chez un sujet parlant une dynamique d'affect qui s'auto-alimente dans la parole, intérieure comme extérieure. Mais l'imagination est sans objet quand - comme ici - il s'agit simplement pour le sujet de rapporter les propos de quelqu'un d'autre, c'est-à-dire d'agir comme un simple écran sur lequel est projetée la dynamique d'affect d'autrui. En l'occurrence, l'imagination de Pouillon produirait ici une interférence, en important comme un effet parasite, l'affect lié aux événements de son histoire personnelle à laquelle les « coils », les « profilés longs », les « tôles quarto », sont étrangers, alors que ce qui compte seul, c'est le rendu fidèle - quel que soit le sens que quiconque pourra attribuer à la phrase.

Revenons-en alors à ces trois thèses qu'il m'avait semblé possible d'inférer déductivement du « Plaisir de ne pas comprendre » et de remarques incidentes sur des questions proches dans Temps et roman, thèses à propos desquelles j'affirmais qu'elles « présentent les signes évidents de l'absurdité » (Jorion 1997b : 96).

« 1° la connaissance des règles syntaxiques est essentielle à l'usage correct d'une langue,

2 º la connaissance des règles sémantiques est elle indifférente à l'usage correct de cette langue » (ibid).

En effet, le syntaxique ne parvient pas à l'imagination : il est du même ordre que l'acte ci-devant « involontaire » ; le sémantique, c'est au contraire ce qui y parvient : il est du même ordre que l'acte ci-devant « volontaire ». C'est ce contraste qui avait permis à certains Scolastiques, en particulier à Jean Buridan, d'affirmer que le syntaxique est privé de signification : il possède un sens mais qui n'est pas ce que nous appelons la signification, laquelle est précisément ce que le sémantique véhicule exclusivement. Le sens du syntaxique est entièrement traité en amont de la conscience, au niveau inconscient, par le corps - selon l'expression que j'ai utilisée dans ce texte -, c'est la partie aveugle, inaccessible du sens, celle qui nous oblige à des contorsions mentales quand nous essayons de définir - pour reprendre le vocabulaire scolastique - un syncatégorème tel « néanmoins ».

« 3 ° Le sentiment intuitif de compréhension est lui indifférent à l'usage correct d'une langue » (ibid.)

La compréhension, c'est l'évocation par l'imagination, activant en même temps que les concepts évoqués, tous ceux qui leur sont liés (cf. Jorion 1990a : chapitre 9). Le contenu de cette représentation, c'est la signification, mais il existe une partie du sens qui est absente de la signification : tout ce qui est de l'ordre de la structure, de l'armature de la phrase ; la structure ne passe pas dans l'évocation, c'est ce que Freud observe à propos du rêve : que les effets syntaxiques doivent y être exprimés comme rébus, qu'ils doivent être évoqués de manière indirecte, sous une forme figurée, figurative . Autrement dit, on est forcé de reproduire la signification des syncatégorèmes à l'aide d'un montage de catégorèmes.

Ceci prouve que la production de phrases « correctes » peut effectivement avoir lieu sans que rien n'apparaisse sur la scène de l'imagination de celui qui les génère. D'où la réalité de l'effet constaté par Pouillon : il produit des « phrases souvent plus correctes » en confiant la tâche à son corps et en laissant son imagination vagabonder par ailleurs sur des objets conceptuels probablement « plus passionnants » que des « coils », des « profilés longs », des « tôles quarto », en restant lui-même, comme « à l'extérieur de la communication ».

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Au moment où j'ai suggéré une « rectification des noms » où le mot « inconscient » est remplacé par le mot « corps » et le mot « conscience » remplacé par le mot « imagination », certains lecteurs auront peut-être fait le pas suivant qui consiste à remplacer le mot « imagination » par le mot « âme ». Ce pas est minime et peut être posé maintenant sans objection majeure. On serait parti alors des concepts de la psychanalyse en termes de « conscient » et d'« inconscient » pour aboutir à la dichotomie « corps » et « âme », beaucoup plus ancienne, et correspondant à ce que j'ai appelé une psychologie spontanée inscrite dans la langue.

La seule différence, mais elle est essentielle, c'est qu'ici, on a affaire à un rapport inversé par rapport au schéma classique pour ce qu'il en va des responsabilités, de la prise de décision : ici, l'âme n'est pas aux commandes, c'est le corps ; l'âme lui est entièrement subordonnée.

Ce que la parabole de la chambre chinoise met en scène, c'est un prisonnier qui parle le chinois en ayant fait de la sémantique du chinois, - à son corps défendant - un simple élément de la syntaxe de la langue. Son corps parle chinois, et son âme n'en est nullement informée. Que fait-elle, son âme, pendant ce temps-là ? C'est difficile à dire. Cependant, si j'étais elle, je rêverais à m'échapper de la geôle. Je me fredonnerais peut-être le refrain d'une ballade de Johnny Cash aux accents sartriens : « The walls of a prison will never hold me... ». Ceci dit, si le prisonnier de la chambre chinoise arrivait un jour à s'évader, ce serait son corps qui non seulement y serait parvenu, mais, comme nous le savons maintenant, en aurait aussi, en réalité, pris l'initiative et posé tous les gestes.

Cette conclusion à laquelle nous avons abouti n'exigeait pas - on l'aura peut-être noté - la vérification expérimentale dont Benjamin Libet est l'auteur (ce qui ne retire rien à son immense mérite) : il était possible d'y parvenir aussi bien de manière déductive à partir d'une réflexion sur la parole intérieure, et après avoir remplacé une logique en termes de causes finales par une autre en termes de gradient.

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Pourquoi deux mille cinq cents ans de réflexion se sont-ils révélés impuissants à remettre en cause le pouvoir décisionnel de la conscience ? Il me semble qu'il y a, sur cette question, quelque chose de l'ordre du préjugé, de ce qui ne se modifie qu'en tout dernier recours dans l'organisation conceptuelle (ce que j'ai appelé ailleurs noyau de croyance), quelque chose de l'ordre d'un tabou .

L'histoire des sciences nous est peut-être ici d'un certain secours. Lorsque Max Planck pose les jalons de la mécanique quantique, il nous est aisément loisible d'énumérer ses prédécesseurs : il bâtit sur les fondations posées par Clausius, Maxwell et Boltzmann. Lorsque Darwin met au point sa théorie de l'évolution des espèces ou lorsque Freud développe la métapsychologie freudienne, on aurait au contraire bien du mal à déterminer leurs prédécesseurs (l'oeuvre parallèle de Wallace est contemporaine de celle de Darwin). On peut toutefois leur trouver ici et là dans l'histoire (et parfois quelques années auparavant seulement), des précurseurs, des penseurs qui exprimèrent des vues où l'on retrouve en germe, sous forme ébauchée et le plus souvent d'idée isolée, ce qui ne prendra tout son sens que dans la théorie complète que Darwin ou Freud développèrent ensuite. Lorsque des prédécesseurs existent, comme c'est le cas pour Planck, la quête de précurseurs apparaîtrait bien vaine puisqu'une ligne continue de prédécesseurs conduirait jusqu'à eux.

Qu'est-ce qui distingue alors les découvertes de Darwin ou de Freud, sinon leur réelle nouveauté ? « Qu'elles ne constituent pas des théories à proprement parler » disent aujourd'hui certains, « du fait qu'elles ne sont pas falsifiables, qu'elles ne se prêtent pas à la contrépreuve ». L'argument est sans mérite : leurs théories sont falsifiables, au même titre que le Big bang par exemple, même si cela exigerait davantage d'argumentation discursive que de recours à la vérification expérimentale pure. Ce qui distingue leurs constructions, c'est qu'il est difficile, au sens de « dur » psychologiquement, pour un auteur de les formuler. Il existe ici, comme je l'ai dit, un tabou à surmonter, quelque chose qui provoque la crainte ou la colère si l'on y touche : il y a aussi une conversion à réaliser, en premier lieu pour son auteur, au moment où il formule sa théorie, en second lieu pour son lecteur au moment où celui-ci doit se laisser convaincre, au moment où certains remparts dressés par son affect doivent s'effondrer pour faire place à la conception nouvelle.

Ce qui caractérise le darwinisme ou le freudisme, c'est que s'ils sont vrais, le mérite de Darwin et de Freud, en tant qu'ils en sont les auteurs en est automatiquement diminué. Si nous ne sommes que les descendants de grands singes, alors le darwinisme lui-même a pour auteur le descendant d'un grand singe (les caricaturistes de l'époque s'en sont d'ailleurs donné à coeur joie), de même, si toute oeuvre humaine est un moyen détourné de satisfaire une pulsion d'ordre sexuel, alors la métapsychologie freudienne elle-même est un moyen détourné pour son auteur de satisfaire une telle pulsion.

La théorie de l'évolution de Darwin ainsi que la psychanalyse - on l'a écrit - impliquent une dévaluation, un rabaissement de l'image que se fait la race humaine d'elle-même. La vanité de l'espèce en prend un mauvais coup, car il s'agit de bien plus que d'une théorie nouvelle, il s'agit aussi d'une leçon d'humilité. Copernic en avait fait autant lorsqu'il déplaça la terre du centre vers la périphérie ou lorsque Linné le premier classa l'homme au rang des mammifères.

Alors qu'est-ce qui nous empêchait de comprendre la distribution réelle des responsabilités entre le corps et l'âme ? Probablement un mécanisme psychologique du même ordre que celui que je viens d'évoquer à propos de Darwin et de Freud : si tel est bien le cas, alors composer la Neuvième Symphonie ou peindre La ronde de nuit, sont sans aucun doute des réalisations personnelles ayant leur fondement dans un être biologique modelé par une histoire , mais qui ne sont pas davantage liées à un sujet humain maître de ses actions, que le fait pour quiconque d'entre nous d'ouvrir une fenêtre machinalement. Quant à celui qui attacherait son nom à la découverte que les fonctions de l'âme et du corps doivent être simplement inversées, il rabaisserait d'autant sa propre découverte : elle aurait été tout aussi machinale, selon l'automatisme qu'il aurait mis en évidence. Il serait l'auteur de sa découverte par un mécanisme dont - il l'aurait prouvé - sa personne n'est le support que pour des raisons parfaitement fortuites au regard de l'histoire. Tout ce qu'il pourrait affirmer quant au fait qu'elle ne pouvait avoir lieu que par lui se trouverait automatiquement disqualifié : ce ne pouvait être que lui sans doute mais sans pour autant que la paternité en revienne à ce « moi, je » dont il aime ponctuer son discours.

Voilà en quelques mots ce qui expliquerait pourquoi les penseurs qui se sont penchés sur le mystère de la chambre chinoise se sont arrêtés au bord de son élucidation - puisque ce qu'il s'agissait de découvrir les aurait privés de la satisfaction de mettre en avant leur propre personne - satisfaction qui guide de tout temps le processus de la découverte.

Laguna Beach, 3 décembre 1997

Références bibliographiques