Comment acceler l'ineluctable Version francaise de:
Harnad, S. (1997) How to Fast-Forward Serials to the Inevitable and the Optimal for Scholars and Scientists. Serials Librarian 30: 73-81. (Reprinted in C. Christiansen & C. Leatham, Eds. Pioneering New Serials Frontiers: From Petroglyphs to CyberSerials. NY: Haworth Press.)

Traduction M.-N. Frachon et J.-M. Salaün

 

Comment accélérer l'inéluctable évolution des revues érudites vers la solution optimale pour les étudiants et les chercheurs ?

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Stevan Harnad

 

Voici quatre recommandations pour les gouvernements et les organismes scientifiques qui souhaiteraient favoriser l'accélération de l'inéluctable évolution des revues érudites vers la solution optimale et inéluctable pour la recherche et pour les chercheurs :

 

1. Maintenir la gratuité du Réseau pour les chercheurs

Au cours de la croissance exponentielle de l'Internet, la part relative des chercheurs a été réduite à une peau de chagrin. L'humanité y gagnera plus en leur laissant un accès libre qu'en leur mettant un péage ; laissez les usages commerciaux, bien plus importants sur le Réseau, subventionner les contributions permanentes des créateurs du Réseau, la Recherche.

 

2. Subventionner des archives générales électroniques de pretirages et tirés-à-part dans toutes les disciplines érudites

C'est un facteur critique pour accélérer le passage de la littérature érudite sur le Réseau. L'exemple des archives électroniques du physicien Paul Ginsparg (1994) à Los Alamos (http://xxx.lanl.gov), étendue aujourd'hui (Harnad 1995c) aux sciences cognitives à Southampton (http://cogprints.soton.ac.uk) pourrait servir de modèle. L'investissement de départ est minime, les archives seront rapidement recopiées en miroir et s'entretiendront toutes seules, et les dividendes seront énormes ; ainsi l'ensemble de la communauté de recherche, toutes disciplines confondues, adoptera naturellement ce nouveau média comme son premier moyen d'accès à la littérature érudite.

 

3. Etendre les financements de la recherche à la couverture des frais de publication électronique des résultats dans des revues électroniques de référence

Pour moins de 30% du coût de l'édition papier, on pourrait rendre les publications de référence gratuitement accessibles pour tous sur le réseau. On accélérerait significativement ainsi le passage au nouveau média de toute la littérature.

 

4. Prendre en compte explicitement les publications électroniques de référence dans l'évaluation de la recherche universitaire

Dans l'évaluation de la productivité de la recherche des universités, comme elle est pratiquée au Royaume-Uni, donner tout leur poids aux publications dans les revues électroniques assurerait les chercheurs que leurs publications sans papier leur apportent des financements équivalents.

Arguments et évidences

Pour comprendre pourquoi la transition des revues de référence est préférable et inévitable à la fois, il faut comprendre le "Pacte Faustien" que les chercheurs sont actuellement obligés de passer, et comprendre pourquoi il est faustien, et pour cela, il faut faire une claire distinction entre les publications commerciales et les publications non-commerciales. Si l'on ne fait pas clairement cette distinction, on ne peut percevoir ni le profond conflit d'intérêt qui traverse les moyens actuels de publication des résultats de la recherche, ni pourquoi l'évolution est un destin inéluctable et optimal pour les chercheurs. Mais, une fois admis ce destin comme optimal et inéluctable, la seule incertitude qui reste est le temps : cela arrivera-t-il plus tôt ou plus tard ? Si l'on admet que plus tôt se fait la transition, plus tôt viendront les bénéfices - pour la recherche, pour les chercheurs et pour les bénéficiaires ultimes de la recherche : les êtres humains - alors il est clair que la seule politique possible est d'accompagner et d'accélérer le processus.

Bien que nos quatre recommandations soient aussi applicables aux monographies et aux actes de conférences de recherche, nous nous en tiendrons à la littérature des revues. A l'évidence, nous nous appuyons sur les articles individuels dont on voit bien que c'est l'unité de compte la plus courte. Mais cela ne signifie pas qu'il s'agit d'une petite littérature. Le corpus des revues scientifiques est immense et en croissance. Les 7000 titres environ recensés dans le Science Citation Index en constituent peut être le coeur, mais il y en a au moins autant dans sa périphérie ; et si on inclut les titres de toutes les autres disciplines enseignées, dans toutes les langues, les chiffres seront encore supérieurs.

La distinction entre commercial et non commercial

Il y a une façon très simple et fiable pour savoir si un texte est commercial ou non commercial : 1) l'auteur a-t-il écrit en vue de vendre son texte ? 2) Y a-t-il un marché sur lequel il puisse être acheté ? Si dans les deux cas la réponse est affirmative, alors le texte est commercial et ne relève pas de notre propos, que ce soit au niveau de l'auteur, de l'éditeur ou du lectorat. Si la réponse est négative, c'est-à-dire que l'auteur n'a pas écrit son texte pour le vendre - en fait, s'il le pouvait, il serait heureux de l'offrir et irait même jusqu'à payer pour le reproduire et l'envoyer (en courrier ordinaire) sous la forme de pre-print ou de tiré-à-part à ceux qui le demandent, et plus encore payerait simplement pour le voir publier plus rapidement - alors nous sommes en présence d'un texte non-commercial.

Le Pacte Faustien

Pourquoi un auteur souhaiterait-il donner son texte, ou même payer pour le divulguer ? Pour le comprendre, il faudrait se demander pourquoi certains préfèrent chercher ou étudier plutôt qu'être auteur à succès ou agent de change. On ne peut répondre à de telles questions. Mais si un individu a choisi la recherche scientifique cela a une conséquence radicale. Le travail scientifique n'est pas une entreprise solipsistique. Chacun construit sur le travail des autres, et chacun travaille dans l'espoir que les autres construiront à partir de sa propre contribution. Pour que cela soit possible, le travail doit être accessible, à tout moment, pour les collègues étudiants et scientifiques, présents et futurs. Très peu auront envie ou besoin de lire un article donné (c'est pourquoi il est important de noter que c'est bien l'article, plus que n'importe quelle autre entité qui est la bonne unité de compte), mais pour ceux-là, quelque soit le lieu ou le moment, l'article doit être disponible, sous forme de copie et définitivement.

Voilà où réside le Pacte Faustien : face à la nécessité pour un article d'atteindre son petit lectorat potentiel, où qu'il soit et à tout moment, son auteur doit accepter d'en restreindre l'accès à ceux qui payent, exactement comme un auteur commercial. Tandis que, contrairement à l'auteur commercial, le chercheur ne reçoit aucun droit pécunier, et n'en aurait aucune envie ; il aurait été beaucoup plus heureux d'utiliser ces maigres revenus pour élargir l'accès à son oeuvre. De plus, le marché n'est pas, pour l'essentiel, constitué du petit nombre de lecteurs de cet article précis, mais le marché captif des bibliothèques académiques qui doivent s'abonner à autant de revues qu'elles le peuvent, afin que la littérature scientifique soit accessible à leurs chercheurs. Au fur et à mesure que les tarifs d'abonnement ont augmenté, l'auteur scientifique est devenu une victime du Pacte Faustien, voyant l'accès à ses travaux se réduire de plus en plus aux dernières bibliothèques capables de s'abonner aux revues, les autres essayant de se le procurer par la voie lente, encombrante et coûteuse du prêt-entre-bibliothèques (généralement des photocopies envoyées par la poste pour les articles de revues).

Il devrait être clair que, si le but de la publication de la recherche est de rendre publics les résultats de recherche, alors ce but a toujours été mal servi par le moyen du papier, et que c'est allé en s'empirant avec l'augmentation du volume de la recherche, et l'augmentation des tarifs des revues qui l'accompagne.

Il est aussi important de noter à quel point le lectorat d'un article donné est minime : c'est vraiment un média non-commercial. Si un article n'est lu que par 10 ou 20 spécialistes dans le monde entier, cela ne signifie pas qu'il y a une erreur dans la loi de l'offre et de la demande : la littérature de recherche est une interaction entre experts qui travaillent pour le bénéfice de nous tous. Il n'est pas nécessaire que leurs travaux soient classés sur une liste de best-sellers. Mais si le moyen de diffusion barrent l'accès à ne serait-ce que 10% de leur tout petit lectorat (et on peut multiplier cela par le nombre d'articles publiés), alors l'objectif cumulatif de la recherche n'aura pas été atteint. Inversement, si un nouveau moyen de diffusion permet d'accroître le lectorat de simplement cinq lecteurs, cela pourrait être un gain de 25 à 50% sur une si petite population !

Il n'y avait pas d'alternative au Pacte Faustien à l'époque Gutenberg à cause du coût élevé et de la portée restreinte de l'impression sur papier. Cette époque est maintenant terminée : aussi pourquoi la publication de revues de recherche n'a-t-elle pas brisée ses chaînes faustiennes et pris son envol vers la Galaxie Post-Gutenberg (Harnad 1991, 1995d) ? Il y a quatre obstacles principaux, et chacune de nos recommandations cherche à y répondre successivement :

1) Les chercheurs craignent l'éventualité d'une tarification du Réseau, aussi ils n'osent pas devenir trop dépendants de lui pour leurs lectures ; pas plus qu'ils n'osent confier leur capital intellectuel, leurs articles, à un média qui pourrait leur devenir inaccessible, à eux et à leur lectorat. Cette crainte pourrait être levée par un engagement intergouvernemental explicite quant à la gratuité du Réseau pour les chercheurs.

2) Les chercheurs sont réticents à diffuser leurs travaux par voie électronique pour plusieurs raisons :

a) Ils craignent que cela ne soit considéré comme une première publication et que les revues de référence refusent de les publier (la mise en oeuvre simultanée des recommandations (3) et (4) et un éclaircissement du rôle épistémologique des pre-prints sans comité de lecture par opposition aux publications relues par les pairs, révisées, devrait apaiser cette crainte).

b) Le caractère anarchique de tant de matériaux sur le Réseau rend les chercheurs réticents à confier leurs travaux à un média qui ressemble plus à un tableau de graffitis (Une nouvelle fois, le remède réside dans l'application des recommandations (3) et (4), en développant le nombre d'archives électroniques (2), développant largement leur couverture disciplinaire et affermissant leur réputation par un soutien institutionnel systématique).

c) Les chercheurs craignent que la diffusion publique de leur pre-print ne favorise le plagiat et la perte de l'antériorité et du crédit de leur travail (la solution est encore de souligner et renforcer le rôle des archives en affectant une date de réception protégée par un mot de passe et en assurant un archivage permanent pour résoudre tous les problèmes d'antériorité. Avec ses puissants moteurs de recherche et ses outils d'analyse, le Réseau peut protéger l'antériorité et détecter le plagiat bien mieux qu'on n'a jamais pu le faire avec le papier. En général jusqu'à présent, il semble que quel que soit le problème ou la vulnérabilité engendré par le Réseau, il a généré des moyens toujours plus puissants pour résoudre le problème ou combattre cette vulnérabilité.).

3) Les chercheurs sont réticents à confier leurs travaux aux revues électroniques parce que :

a) ils craignent de ne pas être reconnus pour leur travail (la solution est dans la recommandation (4).).

b) ils redoutent que les revues électroniques ne durent pas et que leur travail ne soit pas accessible pour toujours (la solution est encore une fois d'aider les revues, jusqu'à ce que leur permanence devienne évidente. On touche ici une inquiétude répandue et pourtant totalement non fondée quant à la permanence du média et de ses moyens de stockage ; si on le souhaite, on peut rendre le média électronique bien plus sûr et pérenne que le papier, par des copies distribuées sur des sites différents et grâce aux mécanismes de recopiage et de transfert que permettent aujourd'hui les nouvelles technologies de stockage.).

4) Les chercheurs redoutent que l'édition électronique ne soit considérée comme moins prestigieuse que le papier (La compétition avec les revues établies est un problème même pour les nouvelles revues papier. Un nouveau média part avec un handicap encore plus fort. Mais la solution est dans l'application des quatre recommandations, ce qui provoquera la migration sur le réseau des revues papier prestigieuses, amenant avec elles leur comité éditorial et leur réputation. L'application de la recommandation (4) devrait le faciliter).

Une fois leurs travaux lancés dans la Galaxie Post-Gutenberg, les étudiants et les chercheurs découvriront un nouvel avantage du meilleur et inéluctable média de la recherche : la publication interactive (Harnad 1992 ; voir Hayes et al. 1990). J'ai surnommé cette figure : "Scholarly Skywriting" (littéralement : l'écriture savante céleste) (Harnad 1990, Garfield 1991). La littérature sur le Réseau sera divisée entre d'une part les publications avec comité de lecture (en une hiérarchie de revues selon la rigueur des comités et de leur prestige, comme aujourd'hui pour les revues papier (Harnad 1982, 1985, 1986, 1995b).) et d'autre part les publications informelles (Harnad 1995e). Dans les deux secteurs, il sera possible de publier et d'envoyer commentaires et réponses. Cela sera un important moyen de réactions pour les chercheurs et (je le soutiens, sur la base de 19 années d'édition d'une revue papier de Commentaires et 6 années d'édition d'une revue électronique de même type) une dimension supplémentaire dans le processus cumulatif et auto-correctif du travail scientifique, pour une meilleure productivité de la recherche (Harnad 1979, 1984, 1995b ; Mahoney 1985). La principale raison de tout cela vient de la faculté du Réseau à faire se rencontrer l'écriture, plus lente, mais plus réfléchie et pérenne, avec la rapidité de la pensée humaine qui se déploie mieux sur un service de paroles plurielles en ligne qu'enfermée sur un écrit solitaire (Harnad 1991).

En conclusion, permettez-moi d'ajouter que si les gouvernements et les institutions de recherche n'encouragent pas cette transition, elle se fera de toute façon, tandis que viendra à maturité une nouvelle génération plus "branchée", mais le retard sera dommageable pour la génération actuelle de chercheurs qui ne pourra profiter de la Galaxie Post-Gutenberg. La vie de leurs recherches sera bien plus étroite qu'elle ne devrait l'être, et nous en serons tous appauvris. Cela revient à les condamner à rester si près et pourtant si loin.

Les éditeurs, eux aussi, auraient avantage à s'adapter à l'inéluctable évolution, au lieu d'essayer de la différer à tout prix. Ils peuvent la retarder un moment, mais le prix à payer sera la disparition totale de leur rôle. En effet, tandis qu'ils essayeront de sauvegarder un modèle commercial indéfendable, le modèle concurrent non-commercial, le paiement par les auteurs remplaçant les abonnements, sera initié par une nouvelle génération d'éditeurs électroniques, qui rallieront facilement les directeurs et les comités de lecture qui forment la base des principales revues. Les éditeurs seraient plus avisés de participer à la transition, en adoptant plutôt qu'en refusant le modèle du paiement par les auteurs accompagné de la diffusion gratuite qu'ils trouvent si peu naturel et si malvenu. Dans le conflit d'intérêt qui existe à l'intérieur du modèle commercial de la publication de la recherche, il est inévitable que la recherche gagne et que les éditeurs papier perdent s'ils persistent à combattre au lieu de collaborer.

 

REFERENCES

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Traduction M.-N. Frachon et J.-M. Salaün