Entrevue de Étienne Harnad par Elias Lévy

[English version follows below]
« J’ai profondément honte d’avoir été végétarien pendant presque cinquante ans. Pendant ces cinq décennies, j’ai vécu dans un déni auto-imposé. Quand on me demandait, « est-ce que ça te dérange si nous mangeons de la viande ? », je m’empressais de répondre poliment, « non, je suis démocrate invétéré, vive la liberté ! » Voilà l’exutoire hypocrite auquel j’avais recours pour être poli », nous confie en entrevue le militant pro-animal Étienne Harnad, membre actif de l’Association québécoise pour le droit des animaux (KARA).

Avant de devenir végane, ce spécialiste reconnu en Sciences cognitives n’avait pas confronté le degré de souffrance que l’industrie du lait faisait subir aux vaches. Il rationalisait le problème en se disant :

« Je sais qu’en pratique on fait mal aux vaches pour avoir leur lait, mais contrairement à la viande qu’on ne pourrait avoir en principe sans leur faire de mal, on pourrait en principe avoir le lait sans faire souffrir les vaches. » Aujourd’hui, végane depuis 6 ans, il trouve odieux de s’être dit qu’il profitera du mal en pratique car ça aurait été possible sans mal en principe.

« Une vache, dont la durée de vie est d’environ 20 ans normalement, dit Harnad, est soumise quotidiennement à un processus effroyable d’extraction de son lait qui, après quatre années, rend son organisme débilité et dysfonctionnel. Elle est mise enceinte artificiellement, on lui injecte des hormones et des antibiotiques pour « soulager » les graves infections qui ruinent ses mamelles … On provoque chez elle une angoisse extrême en lui arrachant ses veaux le lendemain de son accouchement pour ensuite les massacrer à leur tour. Et, suite à quatre années d’agonie, on finit par la massacrer elle aussi, une fois devenue complètement invalide et incapable de tenir sur ses jambes. C’est un processus de destruction sans-cœur et impardonnable d’un animal. Ce sera ma honte éternelle d’avoir pendant tant d’années négligé et rationnalisé ces horreurs évidentes. Je n’ai rien appris de neuf : je le savais déjà ; je l’avais su tout au long de ma vie. »

Né à Budapest en 1945, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Harnad est issu des survivants de la Shoah. Trente-sept membres de sa famille ont été déportés et exterminés dans les camps de la mort nazis. Ses parents sont parvenus à échapper aux nazis en se cachant sous une fausse identité dans une ville hongroise qui passa sous la houlette de la Slovaquie à la fin de la guerre, Rimaszécs. Il avait trois ans quand sa famille émigra au Canada.

Diplômé de l’Université McGill et détenteur d’un doctorat en Psychologie de l’Université Princeton, Harnad est professeur en Sciences cognitives au département de Psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est aussi professeur adjoint en informatique à l’Université de Southampton, en Grande-Bretagne.

Harnad a été le rédacteur en chef de plusieurs publications académiques, dont actuellement la revue scientifique Animal Sentience (Sensibilité animale), publiée par la Humane Society des États-Unis.

À chaque seconde, dit-il, 6 000 animaux terrestres sont tués pour la consommation humaine. Comparativement, deux humains meurent chaque seconde de causes naturelles, rappelle-t-il. Mais, à l’exception du nombre décroissant des cultures de subsistance, ce massacre n’est plus nécessaire à notre époque, ni à la survie ni à la santé humaines.

« L’humanité est arrivée à une situation monstrueuse en matière de traitement des animaux. Nous n’avons pas le droit de devenir les complices silencieux de cet abominable génocide perpétré contre les animaux. Le survivant de la Shoah ne peut tolérer cette situation honteuse et dégradante pour l’humanité. Abandonner les animaux à leur sort funeste, c’est trahir l’une des valeurs fondamentales de l’humanité : l’obligation pour tous ceux qui (ainsi que leurs proches) sont en santé et en sécurité de venir en aide aux êtres sensibles qui ne le sont pas. C’est pourquoi je milite avec acharnement pour la défense des animaux, qui sont les êtres souffrants les plus abîmés sur la terre des hommes. »

Harnad part du principe que « la majorité des hommes ne sont pas des psychopathes » et que lorsqu’ils auront pris conscience du fait que la souffrance des animaux n’est pas seulement horrible mais aussi gratuite, pas nécessaire, leur « sens de la compassion primera avant tout ».

Âgé de 71 ans, Harnad n’a pas mangé de viande depuis l’âge de 17 ans.

« Je suis pourtant en parfaite santé. C’est un mensonge d’affirmer qu’un être humain ne peut pas vivre sainement s’il ne consomme pas de viande. »

En Israël, le militantisme pro-animal compte de plus en plus d’adeptes, souligne-t-il.

« Aujourd’hui, Israël compte le plus haut taux de personnes véganes au monde. Quatre à cinq pour cent de la population israélienne est végane. Par ailleurs, en Israël, les associations défendant les droits des animaux sont parmi les plus actives au monde et organisent régulièrement des manifestations, très médiatisées, devant les principaux abattoirs du pays. »

Par contre, ajoute-t-il, bon nombre de militants pro-animaux israéliens ont opté pour une approche très radicale.

C’est l’activiste juif américain Gary Yourovsky qui a convaincu ses pairs israéliens d’adopter des méthodes de militantisme très musclées pour défendre les animaux. Harnad a des réserves concernant cette approche.

« Gary Yourovsky a maintes fois déclaré : « j’ai honte que les Israéliens et les Juifs, qui ont subi dans leur chair, au cours de l’Histoire, l’atroce expérience d’avoir été traités comme du bétail – quand les nazis les entassaient dans des trains en direction des camps de la mort – continuent, sans la moindre gêne, de manger de la viande, produit d’un « autre génocide » perpétré aujourd’hui contre les animaux ». Harnad poursuit : « Je ne trouve ni juste ni efficace de culpabiliser les Israéliens ou les Juifs en particulier, et surtout pas les survivants de la Shoah. Presque tous les membres de notre éspèce sont les complices dans ce crime des crimes. »

Quel type d’approche Harnad préconise-t-il ?

« Il y a, à mon avis, d’autres procédés moins agressifs pour montrer au public les horreurs indicibles dont les animaux sont victimes quotidiennement. Par exemple, installer dans les fermes d’élevage, les camions transportant du bétail ainsi que les abattoirs des caméras cctv à 360 degrés qui fonctionneraient 24 heures par jour et diffuseraient les vidéos sur Internet. Ces images effrayantes montrant l’abominable souffrance infligée aux animaux auraient sensiblement plus d’impact sur le public que juste les vigiles silencieuses de sensibilisation ou même l’adoption de principes abstraits visant à protéger les animaux, mais sans précisions quant à leur mise en pratique concrète. Les citoyens pourraient alors non seulement rapporter les infractions aux lois actuelles, mais ils deviendraient témoins également des horreurs qui restent permises par la loi. »

Quelle est la position d’Étienne Harnad face à l’épineuse question de l’abattage rituel des animaux ?

« Bien que je sois profondément athée, je respecte toutes les religions, à condition bien sûr que celles-ci ne soient pas nocives et ne causent aucun type de souffrance. Ma position est claire et catégorique : à l’exception des conflits d’intérêts vitaux (c’est-à-dire, de survie ou de mort) il est immoral de tuer ou de faire mal à un être sensible, qu’il soit humain ou animal. Les traditions religieuses qui valorisent les pratiques comme l’esclavage, la mutilation et le sacrifice humain ou animal ne tombent pas sous l’égide de la liberté de culte. Le droit, laïc bien sûr, doit interdire tout ce qui cause la souffrance inutile d’un être humain ou animal. Je ne renie jamais mon identité juive : pour moi c’est une communauté non de foi mais de fatalité, un passé (tragique), un présent et un destin partagés. Mais l’argument qu’on a le droit de causer de la souffrance sous l’autorité de principes soi-disant « sacrés », prescrits dans le judaïsme, le christianisme ou l’islam, n’a aucune validité à mes yeux. »

D’après Harnad, le Québec a fait un pas en avant (mais jusqu’ici un pas purement formel) en matière de protection des animaux.

« Au Québec, en 2013, on a lancé un manifeste pour que le statut des animaux dans le code civil soit modifié, afin qu’un animal ne soit plus considéré comme un « bien » mais comme un « être doué de sensibilité ayant des impératifs biologiques ». La loi québécoise a été changée. Mais malheureusement, cette modification abstraite apportée au code civil québécois est encore insuffisante pour atténuer les souffrances concrètes subies par les animaux. »

En dépit de cette volonté politique, poursuit-il, les gens ignorent toujours ce que signifie concrètement la souffrance infligée inutilement aux animaux.

« C’est pour cela que j’en appelle à un recours aux nouvelles dispositions formelles enchâssées dans la loi québécoise sur les droits des animaux pour contraindre les fermes d’élevage, les camions transportant du bétail et les abattoirs à se doter de caméras cctv qui diffuseront sur Internet les diverses phases de l’abominable processus d’extermination des animaux, pour contrôler tout d’abord si les règlements actuels (inadéquats) sont respectés, mais aussi pour ainsi sensibiliser les citoyens en même temps à l’énormité de l’agonie animale qui demeure toujours cautionnée par la loi actuelle. »


“I am deeply ashamed to have been a vegetarian for almost fifty years. During those five decades, I lived in self-imposed denial. When asked at a meal, ‘Do you mind if we eat meat?’ I hastened to reply politely, ‘No, I am a confirmed democrat, long live liberty!’ That is the hypocritical reply I used, to be polite,” says pro-animal activist Stevan Harnad, an active member of the Quebec Association for Animal Rights (KARA).

Before becoming a vegan, this well-known specialist in cognitive science had not confronted the degree of suffering that the dairy industry inflicts on cows. He rationalized the problem by saying,

“I know that in practice the cows and their calves are hurt to get their milk, but unlike meat, which one could not get in principle without harming them, one could in principle get the milk without causing the cows to suffer.” Today, vegan for 6 years, he finds it odious to have said that it’s alright to benefit from harming in practice because it would have been possible without harm in principle.

“A cow with a normal life span of about 20 yearsis subjected daily to a brutal process of milk extraction which, after four years, leaves her body debilitated and dysfunctional. She is artificially made pregnant regularly, injected with hormones and antibiotics to “relieve” the severes infections that ruin her udder … Forcibly inseminated, she undergoes extreme anguish repeatedly as her calves are torn from her the day after she gives birth, to be massacred in their turn soon after. And, after four years of this agony, she herself is massacred too, once she has become completely disabled and can no longer even stand on her legs. A lifelong process of heartless and unpardonable destruction of an innocent creature. It will be my eternal shame to have neglected and rationalized these obvious horrors for so many years. I did not learn anything new: I already knew it; I had known it throughout my life.”

Harnad was born in Budapest in 1945, at the end of the Second World War, to survivors of the Shoah. Twenty-seven members of his family were deported and exterminated in the Nazi death camps. His parents managed to escape from the Nazis by hiding under a false identity in a Hungarian town that was transferred to Slovakia at the end of the war, Rimaszecs. He was three when his family emigrated to Canada.

A graduate of McGill University and a Ph.D. in Psychology from Princeton University, Harnad is a professor of Cognitive Science in the Department of Psychology at the Université du Québec à Montréal (UQAM). He is also an Adjunct Professor of Computer Science at the University of Southampton, Great Britain.

Harnad has been the editor of several academic publications, including currently the scientific journal Animal Sentience, published by the Humane Society of the United States.

“Every second,” he says, “6,000 animals are killed for human consumption. By comparison, two humans die every second of natural causes. But, with the exception of the decreasing number of subsistence hunting cultures, this massacre is no longer necessary in our time, neither for human survival nor for health.”

“Humanity has arrived at a monstrous situation in our treatment of nonhuman animals. We have no right to become the silent accomplices of this wanton genocide perpetrated against other sentient species. How can a survivor of the Shoah tolerate this state of affairs, so wretched for the victims, so shameful for humanity? To abandon animals to this heartless, needless fate is to betray one of the most fundamental of human values: the obligation of all of us — who (together with our loved ones) are safe, fed, sheltered and healthy — to come all who are not. This is why I am fighting to defend animals, the victims of by far the most human-inflicted suffering on the planet. “

Harnad assumes that “the majority of humans are not psychopaths” and that once they realize that the suffering of animals is not only grotesque but also gratuitous, unnecessary, their “sense of compassion will come to the fore”.

Aged 71, Harnad has not eaten meat since the age of 17.

“I am, however, in perfect health. It is quite simply a lie that a human being cannot live a full and healthy life without eating meat.”

In Israel, pro-animal militancy is becoming increasingly popular, he points out.

“Today, Israel has the highest proportion of vegans in the world. Four to five percent of the population is vegan. In Israel, animal rights associations are among the most active in the world and regularly organize high-profile events in front of the country’s main slaughterhouses.”

“Some Israeli pro-animal activists,” he adds, “have opted for a very radical approach under the influence of the Jewish-American animal-activist Gary Yourovsky, who has advocated rather aggressive forms of militancy to defend animals.” Harnad has reservations about this approach.

“Gary Yourovsky has repeatedly declared: ‘I am ashamed for the Israelis and Jews — who have themselves undergone the unspeakable experience of being “treated like cattle” when the Nazis pressed them onto the trains headed for the death camps – that they nevertheless continue, without the slightest remorse, to eat meat, the product of that ‘other genocide’ being perpetrated against animals today’.” Harnad responds: “I find it neither fair nor effective to lay the blame for the horrors on the Israelis or the Jews in particular — and especially not on the survivors of the Shoah. Almost all members of our species are accomplices in this crime of crimes.”

What approach does Harnad recommend?

“In my opinion, there are other, unaggressive ways of showing the public the truth about the agony inflicted on animals daily. For example, everywhere were animals are bred, confined transported or slaughtered, install 360-degree audiovisual CCTV cameras that operate 24 hours a day and broadcast and store the videos on the Internet to crowd-source public inspection and monitoring by citizens. These terrible images showing the indescribable suffering inflicted on animals could have significantly more impact on sensitizing the public than just conducting silent (or noisy) protest vigils or even adopting abstract legal principles declaring that animals are sentient beings with biological needs that need to be met, but without any details as to how to apply, monitor and enforce the principles in practice. With the online CCTV data, citizens could not only report offenses against current laws, but they would also become witnesses to the horrors that are still being permitted by those laws.”

What is Harnad’s position on the thorny question of the ritual slaughter of animals?

“Although I am profoundly atheist, I of course respect religious freedom — but only on condition that it does not cause the suffering or sentient (feeling) beings. My position is clear and categorical: with the exception of conflicts of vital (that is, life-or-death) interest, it is immoral to kill or hurt a sentient being, human or animal. Religious traditions that call for or allow practices such as slavery, mutilation, or human- or animal-sacrifice do not fall under the aegis of freedom of religion. The law (secular of course) must forbid everything that causes the unnecessary suffering of a human or animal. I never deny my Jewish identity: for me it is a community not of faith but of fate, a past (tragic), a present and a shared destiny. But the argument that one has the right to cause suffering under the authority of so-called “sacred” principles, whether prescribed in Judaism, Christianity or Islam, has no validity in my eyes.

According to Harnad, Quebec has taken a step forward (but so far only a formal step) in the area of animal welfare.

“In Quebec, in 2013, a public manifesto demanded that the legal status of animals be changed from “goods” to ‘sentient beings with biological imperatives.’ Two years later the Civil Code of Quebec was accordingly formally revised to reflect this — but this abstract change in principle alone is unfortunately not enough to alleviate the actual suffering that humans inflict animals.”

“This is why Quebec’s new law needs to be put into practice by requiring all sites where ‘livestock’ is bred, confined, used, transported or slaughtered to stream and store their CCTV data openly on the Web, continuously monitoring all the phases of the abominable process of extermination. This will not only make it possible for crowd-sourced public inspection to ensure that today’s (inadequate) regulations concerning the victims’ ‘biological imperatives’ are being complied with, but it will at the same time open the eyes and hearts of all citizens to the enormity of the animal agony that is still being allowed under current regulations. Then the next step is in the public’s hands.”

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